La fille de la semaine.

- "Écoute, c'est pas possible : tu souris pas assez, faut faire quelque chose. Et puis on avait dit un haut de couleur, de couleur flashy, même. C'est quoi ce pull gris tout triste, là ?"
Mon pull est très bien. J'ai envie de lui répondre ça, que mon pull est très bien, mais elle me stoppe dans mon élan en imposant la paume de sa main moite à quelques centimètres de mon visage, tandis que de l'autre, elle crispe son poing autour d'un gros casque d'où lui parviennent des informations essentielles telles que mon quota de sourire par plan, les sourcils si froncés par la concentration (ou par une surdité précoce ?) qu'une ligne peu flatteuse se dessine verticalement entre eux.
- "Bon, on y retourne. Souris, hein !"

Il va falloir faire semblant de piger des blagues à base de testostérone et de sueur. Je ne suis pas certaine d'être bonne actrice, mais après tout, je suis payée pour ça : faire joli dans le fond, être la plante verte qui va bien, docile et souriante, à défaut de comprendre ce dont il retourne.
Évidemment, je pourrais faire un effort, tenter de m'y intéresser, seulement j'ai toujours trouvé d'un ridicule sans nom la vision d'un homme en short, alors toute une équipe… Si on ajoute à ce problème, déjà majeur, le port obligatoire de chaussettes montantes, on touche au sublime question crédibilité. À mes yeux, il y a quelque chose de profondément absurde dans cette image : la pelouse trop verte, et tous ces petits Playmobils sponsorisés, effectuant une chorégraphie sans grâce, obnubilés par un simple ballon, à peine plus évolués au final qu'un chiot accroché à sa balle.
Je dis ça mais je ne vaux pas mieux qu'eux, bien au contraire, assise sur ce banc inconfortable, un dimanche soir, pour combler le vide derrière un animateur télé et arrondir ainsi des fins de mois difficiles. Alors, si j'avais eu un pénis et des muscles, peut-être les aurais-je exhibé dans la moiteur d'un vestiaire, moi aussi.

C'est l'heure de la mi-temps, alias le moment tant redouté où il nous faut passer de potiche à boniche. Les deux autres figurantes me rejoignent au centre du plateau, des caddies remplis de sacs en papier kraft attendent d'être distribués au public. Les gens ont faim, les gens veulent leur panier-repas. Et parfois plus que ça, ce qui peut s'avérer délicat. Pour moi, du moins, car certaines filles ont l'air d'aimer ça, assez masochistes pour revenir en jupe - erreur de débutante que je ne commettrai jamais plus.
- "Hé mademoiselle, vous êtes trop charmante."
- "Euh. Merci ?"
- "Hé mademoiselle, tu me donnes ton numéro ? Tac, tac ?"
- "Euh. Non."
- "Allez, quoi !"
- "Non. Tenez, votre panier-repas."
- "Putain mais va bronzer, t'façon !"

Bronzer, ouais. Si les projecteurs faisaient également office de lampes à UV, je ressemblerais déjà à Kim Kardashian, le cancer de la peau en sus. La meuf au casque est revenue me voir pour me demander si j'avais un souci avec mes yeux. 
- "T'as un souci avec tes yeux ?"
- "Si j'ai quoi ?"
- "Un souci avec tes yeux. T'arrêtes pas de cligner, et sur le forum, les gens se demandent pourquoi on a pris une droguée dans le public, c'est embarrassant."
- "Ah."
- "Alors ?"
Alors, j'ai les projecteurs dans la gueule, et la clim est à fond. J'allais lui répondre ça, j'ai les projecteurs dans la gueule, et la clim est à fond, mais elle est partie avant même de comprendre le souci avec mes yeux, me laissant là avec cette seule interrogation en tête : y'a un forum, sérieusement ? (Ce n'est que plus tard, en rentrant, que je découvrirais ce charmant fil de discussion intitulé "La fille de la semaine", où, effectivement, la lie de la gente masculine se plaît à partager des captures d'écran de nos mines dépitées, et surtout à commenter avec tact et finesse nos "pare-chocs" - pour la première fois de ma vie, je me suis félicitée de ne pas avoir de seins - ou bien à nous décrire comme étant "vaginalement démontables".)

Pendant toute l'émission, tandis que s'ensuivent conversations d'experts dont je me sens forcément exclue, et divers magnétos confirmant bien souvent mes a priori sur le quotient intellectuel des joueurs, je lutte pour ne pas m'endormir, submergée par l'ennui. Ça ferait tache, si la junkie du public ronflait en arrière-plan. Je pense à ma paye, aux poubelles qu'il va falloir sortir ensuite, pleines à craquer des déchets post-panier-repas, au vestiaire qui nous attend, deux cents cintres à peu près, et des sacs, des casquettes, des portables alignés sur les étagères, tous numérotés, comme des joueurs laissés pour compte.
À chaque fois, je me dis que c'est la dernière. Boulot alimentaire, provisoire, tu le fais ce mois-ci, et c'est tout, ça suffit les mains au cul entre les rangées, les gamins qui chialent de devoir rendre leur bouteille d'eau avant la reprise d'antenne, les sourires à contre-temps et les tenues flashy.

- "Vous faites ça souvent, mademoiselle ?"
- "De temps en temps, oui."
- "Ah, la chance. Vous allez être connue !"
Il se cherche dans l'écran de retour, aussi excité que ses potes en apercevant son doppelganger télévisuel. Dans quelques minutes, ils se feront engueuler par la meuf au casque.
- "Bon, les gars, faut arrêter de bouger comme ça, il se passe quoi, là ?"
- "Nan mais attends madame, je suis trop fier, ma mère elle va me voir à la télé !"
Il se tourne vers moi.
- "T'es pas trop fière toi ? Tu kiffes pas que tout le monde te voit ? Tout le monde !"
Je ne sais pas pourquoi, mais je repense alors à la coupe du monde de 98. J'avais onze ans, une chemise de nuit bleu turquoise, et assise sur les genoux d'un ami de ma cousine, je me retenais de pleurer à cause de sa main qui explorait discrètement ma peau sous le tissu, tandis que la France accumulait les buts contre le Brésil. Je n'osais rien dire. Je n'ose rien dire, là non plus. Je souris, plutôt.


-

Nouvelle extraite de "Bordel n°16 : Foot", Stéphane Million Éditeur.

Les mains blanches.

Dans tes rêves, j'ai la bouche ébahie pour toujours, une bouche qui s'ouvre sur tout le silence qui m'attend. Dans tes rêves, je ne bouge plus, ou seulement lorsque tes yeux te trahissent. Dans tes rêves, je suis Ophélie sur l'étang de nos draps : à travers la fenêtre, le soleil salue mes cheveux blonds au fond desquels je me noie sans me débattre. Je sais que tu m'imagines comme ça, souvent.

Il y a ton visage partout. Un portrait-robot grossier qui ne te rend pas justice. Mais ta beauté, moi, je la connais. Ils ne peuvent pas comprendre. Toutes ces filles, endormies pour de bon, je ne veux rien savoir d'elles. Leur nom, leur prénom, leur âge, ce que tu leur as fait - ça m'est égal. J'ai mal d'un amour qui n'a pas de sens, mais au moins, je suis là, auprès de toi. Chaque journée de gagnée est une victoire, et le moindre de tes baisers, une petite armure contre la peur ou la douleur qui m'empêchent de vivre comme les autres.

Tu dis que tu finiras par me briser la nuque. Tu dis que c'est sous tes mains, que je crèverais. Tu dis que tu veux un enfant. Une fille, qui me ressemblerait. Une fille comme celle en noir et blanc, à la une du journal, ce matin. J'ai presque été jalouse de la voir là, devenue célèbre, brièvement aimée de toi, immortalisée comme étant ta possession. Alors, je suis retournée dans la chambre pour me toucher, mais je ne pensais qu'à son corps, quand il aurait pourtant fallu penser au tien.

Depuis qu'ils te recherchent, tout a un goût de fiction. C'est comme si tu étais caché quelque part et que je ne te trouverais jamais. Tu ne me laisses pas t'atteindre, rien ne semble réel, pas même tes poings qui viennent à ma rencontre, ni ton sperme imposé dans ma bouche. Est-ce qu'elles y arrivent, elles, à tutoyer ton malaise, à t'en sauver un peu, parfois ? Je voudrais savoir faire ça, mais tu dis toujours "pas maintenant, pas encore". Tu te contentes de rêver, et moi, je reste en sursis.

-

C'est toi qui me l'avais offert, ce petit pull à col roulé rouge. En sourdine, ma peau a pris la même couleur alors qu'ils cerclaient mes poignets d'un clic presque érotique, me rappelant le bruit de ton canif à l'époque où tu aimais m'écrire dessus. Ils ont appuyé sur ma tête pour m'engouffrer à l'arrière d'une voiture, et ce geste aussi m'a excitée, malgré le chagrin. Je l'avais senti venir, jour après jour, la mauvaise haleine du temps qui passe ; tu ne voulais pas me croire, et voilà, nous y étions enfin.

J'ai eu droit à l'énumération de tes frasques. Quelque chose coulait doucement hors de moi, j'ai fermé les yeux, j'ai rougi un peu plus. J'attendais qu'on me frappe, mais ils sont restés immobiles, comme moi dans tes rêves, mon amour. Je ne disais rien, rien d'autre que ton nom : le murmurer me donnait chaud et j'avais besoin de cet été-là, à l'intérieur, pour pallier à ton absence. J'ai pensé que tu allais mourir, peut-être, sans m'avoir mise enceinte, sans m'avoir laissé de quoi vivre. Alors j'ai dit ça, j'ai dit : "je savais pour les filles, je l'ai toujours su", avide d'être vouée au même sort que toi.

Il y a nos visages partout. Des photos, comme celles de tes victimes, circulent tandis que nous sommes enfermés. Les gros titres manquent d'originalité, tous se plaisent à répéter en choeur que tu me tenais en otage, à faire de moi l'objet de ta cruauté, syndrome de Stockholm vivant, pauvre enfant manipulée - ton jouet favori, en somme. Ça n'a pas son mot à dire, un jouet. Ça se trimballe, ça se fracasse, ça s'oublie dans un coin.

Ma jeunesse les induit en erreur, je crois. Ma jeunesse, ma beauté ou mon sexe : une jeune femme cautionnant la mort d'autres femmes, en voilà un monstre à réserver aux légendes, un monstre de race inconnue, sans précédent, pire que celui qu'ils s'apprêtent à punir définitivement. Il ne faudrait pas contrarier la nature, déjà malmenée par notre union, en parlant d'amour.

Dans tes rêves, je suis désarticulée, sans pouls, les paumes encore moites, tournées vers le ciel. Dans les leurs, je suis une rescapée, je n'ai que seize ans et de la mort au bout des doigts, mais pas tant ça.

Confucius has a puzzling grace.

Tout ce que je sais de la Chine, c'est ce que tu m'en as dit. Dans ma tête, ce pays, c'est toi : toi qui le racontes, toi qui en reviens à peine.
Je pensais que tu me proposerais de t'y accompagner lorsque tu m'as annoncé ton départ, mais tu ne l'as pas fait. Tu t'es contenté de partir comme ça, sans me donner de nouvelles pendant un mois, pourtant avide de tout me décrire dès ton retour.
Je ne t'ai jamais très bien compris.
Je pensais que t'aimer suffisait, t'aimer bêtement mais avec sobriété, sans à-coups ni éclats, en silence et au-dedans, comme on aime un pays ou une ville dont on ne sait finalement rien, tout juste épris de l'idée qu'on s'en fait.

La Chine, j'en ai rien à foutre. Mais dans ta bouche, c'est autre chose.
Il me reste ce souvenir de toi, assis au soleil, les yeux presque bridés par la lumière de juillet, et tes mains qui s'animent à me transmettre ce que tu as vu. Moi, je ne regardais que toi. Je ne t'écoutais pas. Ces mains, je les voulais partout, je voulais les respirer et fermer ta bouche trop pleine de mots en y plaquant les miennes.
Tu as fini par te taire et, prise de court par le silence, j'ai dit : j'aimerais bien y aller, un jour. Alors qu'au fond, vraiment, je m'en foutais. Mais tu as souri et ça m'a donné envie d'y croire un peu. Qui sait ? Peut-être que j'irais bel et bien là-bas, juste pour me rapprocher de toi, m'agripper à ce que tu aimes pour pouvoir mieux t'aimer - je fais souvent ça, c'est une mauvaise habitude, un réflexe à la con.

Je ne t'ai pas vu depuis longtemps. Je repense à la Chine parfois, j'essaie de me rappeler de ce que tu m'as raconté, mais je n'ai que l'image, pas le son. Je ne sais plus si tu m'as parlé des gens, de ce que tu as mangé, de certaines villes en particulier, de la langue… J'ai tout loupé, en fin de compte. Il me semble avoir retenu cette phrase uniquement, comme sortie de nulle part : "La Chine, c'est de l'énergie". Va savoir pourquoi, ça, c'est resté. De l'énergie, tu as dit.
Je ne t'ai jamais très bien compris.

Quand je te reverrai, je te demanderai de me parler de la Chine à nouveau, de me décrire comment c'est, dans le silence ou dans l'agitation, là-bas. Raconte-moi comment c'est, quand on est loin l'un de l'autre. Raconte-moi ce que ça te fait, si je ne te parle plus. Raconte-moi les gens autour de toi, dis-moi à quel point ça grouille parfois dans les rues, dis-le que ça fait peur, par moment, d'être au milieu d'un monde qui n'est pas le sien, étranger au coeur de la foule belle et compacte. Raconte-moi aussi l'absence, mon absence, le creux que ça laisse ou non en toi. Raconte-moi ta vie dont je sais presque rien, je veux tout connaître de ton quotidien : en vérité, la Chine, je m'en fous. Moi, je veux Paris, la tête de tes voisins de palier, ton café préféré, l'adresse de ta mère, le contenu de ton caddie, les lignes de métro que tu empruntes… Je veux savoir où tu mets les pieds, qui tu vois - le reste, je m'en fous. Je veux pouvoir penser à toi partout, pas seulement à Hong Kong ou à Shangaï, je veux pouvoir me dire que tu es tout près peut-être, t'envisager à part entière, tu comprends ? C'est la seule façon pour moi de supporter cette ville.

-

Je t'ai croisé par hasard dans ma rue, hier soir. J'ai reconnu ta silhouette de petit garçon malade derrière la vitre du traiteur Chinois. Tu regardais les plats comme s'ils allaient s'échapper, tes yeux passant de l'un à l'autre, un doigt sur les lèvres, perdu que tu étais à devoir choisir entre le porc aigre-doux et les crevettes au poivre. Moi, j'aurais pris le porc aigre-doux, mais bon.
Je ne t'ai jamais très bien compris.
J'attendais que tu sortes pour te demander de me reparler de la Chine. J'attendais parce que je voulais me gorger un peu de cette image-là, presque absurde : toi et ton élégance, anachroniques dans le cadre kitsch de ce petit boui-boui de rien du tout, toi et ta beauté, coincés entre les miroirs en forme de dragons, l'avalanche de dorures, le tigre aux yeux monstrueux, peint à la main sur le calendrier accroché au mur, et la petite poupée près de la caisse, dont la couronne traditionnelle semble trop lourde pour sa tête qui, du coup, part de travers, bloquée en un torticolis définitif.
Je déteste taper mon code de carte bleue à côté de cette poupée.

Je n'avais pas vu qu'elle t'attendait dehors, la Chine. Tu as poussé la porte, le grelot a tinté - cliché au possible - et elle a ouvert ses bras pour t'y blottir. Lorsque tu lui as tendu l'un des deux sacs en plastique, elle a eu une drôle d'expression, une petite grimace adorable, et j'ai compris alors que tu ne pouvais qu'être amoureux d'elle. J'ai enfin compris.

-

Bordel n°15 : Made in China, Stéphane Million Éditeur.

Les strip-teaseuses coûtent désormais plus cher que les putes.

"You met him at some temple

Where they take your clothes at the door,

(...)

And you wrap up his tired face in your hair

And he hands you the apple core,

Then he touches your lips now so suddenly bare

Of all the kisses we put on some time before."

Master Song, Leonard Cohen.



Tout se mélange : son sourire qui n'en finit pas, le rouge agressif de ses longs cheveux, sa chair aussi claire que la mienne, ma langue errant au fond d'elle... Il trouve qu'elle a un goût incroyable. Je ne peux pas vraiment en dire autant, mais, après tout, je manque d'expérience : ce n'est que la deuxième femme s'ouvrant sous mes doigts.


Cette petite salope prétendait s'appeler Jessica. Lourde mèche masquant son œil, bouche arrogante et seins aux aguets, engoncés dans une robe fourreau - elle n'avait pas cherché loin. Sa voix insupportablement mielleuse a lâché ce pseudonyme sans conviction, et je n'ai pas bien su s'il fallait en rire ou la violer. Elle était clichée, mais elle ne faisait pas pute. Je l'ai crue différente des autres parce qu'elle ressemblait vaguement au fantasme de mon enfance, et parce qu'elle m'a laissée l'embrasser, avant d'enfreindre à nouveau les règles en glissant dans ma paume les dix chiffres qui allaient tout gâcher, maladroitement crayonnés sur un ticket de métro encore vierge mais chiffonné.

En rentrant, j'ai pensé à elle. Je la voulais très fort.


Quand elle arrive enfin, je suis déçue de la trouver moins spéciale : Jessica n'a plus rien d'une héroïne de dessin animé. La femme fatale sous lumière tamisée laisse place à Claudia, une fille de mon âge qui ne sait ni s'habiller, ni se maquiller. Je me concentre alors sur le souvenir de son cul, entraperçu l'autre soir, lorsqu'elle s'agitait devant moi, en échange d’une somme proportionnelle au sentiment de frustration suscité.


Ce cul, d'une beauté pourtant simple, m'a sauvée. En le redécouvrant sous mes mains, j'ai oublié à quel point son parfum m'écœurait, fait abstraction de ses ongles démesurés, pour me blottir la tête contre ses cuisses indolentes, un peu molles, comme je les aime. Son corps, loin de sentir le plastique et les ultra-violets - contrairement à ceux de ses collègues - m'émouvait tout en m'excitant. Elle me ressemblait un peu - en moins bien globalement, en mieux sur certains points. Impossible d'être jalouse : elle n'avait pas l'étoffe d'une rivale potentielle. Sa peau, à peine plus douce que la mienne, ne suffirait pas à troubler l'ordre des choses.


Il ne supporte pas de s'endormir auprès d'elle - j'estime que c'est bon signe. À chaque fois, il boude le lit au profit du canapé, et tandis que je rêve de le suivre, de prendre la fuite, moi aussi, elle roule sur le flanc, se surélève un peu, la tête écrasée contre son poing encore pris de spasmes, pour me dévisager. Ses cheveux me tombent sur la gueule comme une pluie désagréable, mais je ne dis rien. Je ne peux répondre au silence de son regard fixe que par un sourire dénué de sens, d'intention. Ça la rassure, il me semble. Et quand je crois m'être finalement libérée de son affection débordante, presque obscène car hors sujet, elle interrompt mon début de sommeil en m'engluant dans ses bras, sous des baisers dont seul le goût, étrangement familier, n'a d'intérêt.


On la voyait trop régulièrement - une fois par semaine, en moyenne. Elle perdait en intensité de rendez-vous en rendez-vous. Le mystère s'anémiait inévitablement, je remarquais le moindre défaut : sa lèvre légèrement prognathe, le tartre sur ses dents, ses lunettes inappropriées à la forme de son visage, la couche épaisse de fond de teint, sa taille mal dessinée, ses jambes lourdes... En l'espace de quelques mois, supporter son parfum bon marché et sa façon de parler, traînante, maniérée, m'était devenu quasi infernal. Mon jouet n'avait plus rien d'inédit, je le trouvais désormais grotesque. Ce n'est qu'en le prêtant, que je parvenais à trouver du plaisir. Salement baisée devant moi, une queue au fond du ventre, Claudia n'étant plus mienne - greffée à mon corps, sangsue rouge aux pupilles inexpressives - elle reprenait provisoirement les couleurs de feu son alter ego. Sous son emprise à lui, elle gagnait en dimension. Moi, je n’en tirais rien, ses faux ongles m'écorchaient, et sa langue semblait constamment engourdie, comme droguée.


J'en arrive à vouloir lui faire du mal, à désirer la maltraiter, l'humilier. Chacun de ses soupirs m'exaspère : dès qu’elle exhale un petit bruit minable, je me retiens d'agripper sa gorge. Au lieu de ça, je la lui remplis, j’ordonne qu’elle avale tout, et il jouit en me regardant, comme personne ne m’a jamais regardée, comme si elle n’existait pas. Et là, je sais qu’il n’y a pas de quoi être jalouse.

Il est à moi, à moi seule.


Le Japon a exaucé mes vœux en l’éloignant enfin. Elle a du quitter Paris, et nous deux, par la même occasion. Je me suis sentie incroyablement soulagée. Les draps ne seraient plus parasités par une odeur autre que la nôtre, le quotidien redeviendrait délicieusement monogame - le temps de trouver sa remplaçante. J’avais adoré la baiser, et plus encore la voir se faire baiser, mais elle avait atteint sa date de péremption depuis longtemps déjà - nous l’avions largement dépassée, jusqu’à l’intoxication. À présent, mon organisme réclamait sa dose d’exclusivité, j’avais soif d’une phase de transition, de tête-à-tête, avant de reprendre nos habitudes. C’était parfait, absolument parfait, de vivre ensemble comme si nous n’avions pas d’autres désirs que nous-mêmes. J’y ai cru, je me suis laissée prendre au jeu de la normalité, ouatée dans quelque chose de commun aux yeux des autres, mais d’extraordinaire pour moi : la fidélité.

Il a dit que l’on commençait à s’encroûter.


Elle sourit bêtement, figée, devant la caméra. Son air niais n’a pas disparu, et ses cheveux sont toujours aussi rouges. Ils se baisent à distance - miracle de la technologie - et moi, je n’en sais foutrement rien. Peut-être même que je dors dans la chambre, tout près, à ce moment précis. Il lui écrit des mots qu’il devrait me réserver, elle lui demande de la rejoindre à Tokyo.

Ça dépendra de mes finances, qu’il répond.

Juste de ses finances, voilà.

Les strip-teaseuses coûtent désormais plus cher que les putes.

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Bordel n°14 : "Japon", Stéphane Million Éditeur.

Au bord de la nuit

Parfois, je crois l’apercevoir, blottie dans la foule, toute de noir vêtue. Une seconde seulement, le temps d’un flash : le soleil de sa peau comme surexposée lessive ma rétine, et puis, plus rien… Les corps continuent de danser, l’alcool opère au cœur de leurs veines changeant peu à peu de couleur ; des hanches sourient aux mains qui les rencontrent, et quelques nuques se laissent emporter par la pénombre - tout ce manège perdure mais elle n’est jamais là. J’ai tué des nuits entières à la rechercher, fouillant coins et recoins, à l’étage ou au rez-de-chaussée, en vain : les fauteuils n’ont toujours pas mordu dans le moelleux de son petit cul haut perché.
Dès que je passe le seuil, avide du premier verre pareil au premier amour, j’appréhende la déception à venir dont le goût enduit déjà ma bouche. Le bar semble hors d’atteinte, colonisé de part et d’autre, mais en tant qu’habituée, j’ai le chic pour m’immiscer l’air de rien jusqu’au serveur qui, à la longue, ne s’étonne même plus de me voir accoudée au comptoir : ma vodka surgit sans qu’il ne me soit nécessaire de prononcer le moindre mot. Gorgée après gorgée, le sol prend la tangente et se plaît à tanguer ; bientôt, je ne saurai plus distinguer la lumière de l’obscurité. Alors, je la verrai, éclipse vivante, pâle et brune, sa silhouette zébrant le miroir à ma droite comme un fantôme immortalisé sur un négatif. J’attends. Je sais que tu viendras, Anna, m’aveugler de ton ombre.

Décembre, l’an dernier. Des yeux de charbon, ardents, croisent les miens. Derrière la vitre du fumoir, le creux de deux fossettes s’esquisse et soudain, le monde s’écroule – elle m’a souri. Sa bouche me donne envie de baiser, de l’embrasser jusqu’à me bousiller en elle. La mienne a dû lui en dire autant puisqu’à peine sortie de son écrin de fumée, elle confisque mon cou entre ses paumes – j’avais l’impression de fixer le soleil en face, un soleil d’encre, frais – et se penche pour froisser mes lèvres prises de fièvre. Le souffle boiteux, du sang plein la tête en éclairs successifs, je lui demande son nom. Évidemment, elle ne répond pas.
Sa robe était comme cousue à sa chair, impossible à défaire à cause d’une fermeture bien décidée à résister - pire qu’une ceinture de chasteté. Ça la fait rire, moi ça m’énerve. Trop de tissus, trop de frontières à violer. Elle dit : calme-toi, et ses doigts s’y emploient à ma place, forçant le peu de pudeur qu’il me restait. Au diable les bruits de pas alentour, qu’importe si l’on nous surprend : auprès d’elle, rien ne m’effraie. Mon ventre est désormais le sien, habité par la marée de son bras, petit cygne sans tête féru de noyade. L’image lui plaît.
- Tu sais que personne ne meurt avant d’avoir avalé la tasse ?
Son visage, perpendiculaire à mon corps, cherche à me faire perdre pied.
Cette nuit-là, je n’ai pas su nager.

Il y a pire que le simple fait d’être éprise d’une personne : s’avérer amoureuse d’un instant.
Je la revois encore, allumant sa cigarette d’un geste las, au bord de la baignoire, le menton brillant et les paupières à demi closes…
- Mais tu n’as pas le droit de fumer ici !
- J’ai tous les droits. Et tous les travers, aussi.
La vie avait un goût d’insomnie. Je peinais à croire au matin alors qu’il faisait si noir.
Nous sommes sorties main dans la main. L’hiver creusait ses joues claires, mais moi, j’avais chaud comme en plein été. J’ai souri bêtement en regardant son taxi rétrécir au loin.
J’ignorais que, jamais plus, je ne la reverrai.

-

Nouvelle parue dans le magazine Siamois (n°1).

L'écume des jours

Lorsqu’une gifle de sable, poussée par le vent, a piqué ses yeux, elle s’est allongée toute raide en geignant, paupières closes qu'elle frottait fort. Je l'observais silencieusement, obnubilé par ses doigts affairés sur la peau fine et froissée. Il aurait fallu lui dire d'arrêter, puis examiner chaque œil pour elle, voire, à l’instar d’Humbert Humbert, rouler le bout de ma langue contre le globe tendre de ma Lolita grimaçante.

Je n’en ai rien fait.

C'était un jour indécis, le soleil gémissait, tapi derrière les nuages - des nuages noirs mais fragiles, comme une dentelle déchiquetée. Je prédisais un orage, elle me soutenait que j'allais porter la poisse. Elle a dit quelque chose d'absurde et de joli, d’enfantin, elle a dit "c'est juste un ciel malpoli, voilà tout".

Je le sentais plutôt en colère.


Avec le recul, il me semble que le moment s’avérait bien choisi. Les flots métalliques et crénelés d'écume, cette pluie de grains dans l’air à peine salé, et nous, deux anomalies assises sur des serviettes qu'on ne mouillerait jamais, puisqu'il n'y aurait pas de baignade.

À plusieurs reprises, histoire de meubler la conversation - je ne pouvais pas la demander en mariage, c'était déjà fait et c'était même ça, le problème - je lui ai suggéré de rentrer se couvrir davantage. Malgré leur couleur congelée, ses longues jambes nues restaient imperméables au froid ; le ridicule de la situation m’enjoignait néanmoins à ne reculer devant aucune tentative susceptible de nous tirer d’affaire. Pour toute réponse, elle s’est contentée de me regarder sans me voir. Dialogue de sourds, comme toujours.

Je crevais d’ennui, vanné par le vide, privé d’une vue valable. Elle n'avait plus de sable dans les yeux, plus de vent dans les cheveux, alors, à quoi bon ? Rien ne comblait l'horizon. Si elle avait cédé quand, excédé, je lui ai dit "allez, on s'en va", si au lieu de m’allouer un ersatz de sourire en hochant la tête de droite à gauche, les doigts injectés dans l'onctuosité du sol, le doré de son alliance tout sali à son annulaire - triste métaphore de notre amour - je n'aurais pas eu le réflexe de la frapper.

La claque a bondi et aussitôt je me suis senti mieux, beaucoup mieux, comme neuf. Mes doigts venaient de recomposer sur sa joue la chaleur de l’été évanoui. Elle a eu un petit cri de gosse bafouée, un truc aigu et laid craché par sa gorge. J’ai cru qu’elle allait me mordre en retour – j’en rêvais. Le blanc de son œil, irrité, m’induisait en erreur. Là où je voulais deviner une guerre, une riposte, du sanglant à venir, des abcès prêts à crever, germait seulement le plus banal des chagrins. Tant pis, je ne regrettais pas mon geste : j’étais redevenu amoureux, l’espace d’une seconde. Ça valait le coup – aussi violent fut-il.

Au bord de l'explosion, les larmes perlant à contrecœur - et lorsqu'elle pleure, ce n'est jamais à moitié - elle a pris son attirail, m'a adressé un dernier regard de victime, avant de détaler, un peu gauche, un peu ridicule, pas moins émouvante. Il avait suffi d'une gifle pour me rendre heureux. J'en riais, fou, encore sonné, les pieds sanglés par l'eau froide. C'était finalement simple, le mariage.

Je repensais à ses jambes, maigres et pâles sous sa robe, insensibles à l’hiver comme aux caresses. J'avais failli lui hurler de ralentir son galop, de faire attention, me figurant deux bâtonnets de bois en train de se briser en un craquement sec, au bout de leur course. Ces mêmes jambes s'étaient enroulées autour de mon bassin, avec une excitation jamais renouvelée, le soir de notre nuit de noces. Des jambes bien ordinaires, tordues en X, mais que j'avais aimées, puis épousées. Et ce soir, pensais-je tandis qu’elles s’éloignaient, je leur demanderai le divorce, je les forcerai à décamper définitivement.


Après une heure d’errance sur cette plage que j’avais tant voulu quitter, je découvrais ma chambre d’hôtel changée, remodelée. Les piles de vêtements sages, soigneusement pliés, n’appartenaient plus au décor. À croire que mon souhait s’était exaucé de lui-même : elle avait continué de courir, depuis le rivage jusqu’au premier train.

Mais en croisant un tampon imbibé de son sang, encore mou et tiède, orphelin dans la poubelle vide de la salle de bains, j’ai craqué, tombant à genoux devant cet ultime témoignage d'une vie conjugale désormais terminée. Il m'était impossible de savoir si je pleurais de joie, ou si ce liquide à demi séché - déjà mort et pourtant d'un rouge insolent - me redonnait l'envie de l'embrasser entre les cuisses, la nuit, quand elle se laissait faire sans conviction, presque plus malpolie qu’un ciel de pluie.



("Le coeur à genoux" - Stéphane Million Éditeur.)

À tombeau ouvert

Je lui ai demandé si elle se sentait à la hauteur de mes attentes, sa main s'est contentée de jouer les serres laquées en arrachant la liasse de billets soumise dans la mienne. Ça suffisait, comme réponse - peut-être même qu'aucun acquiescement n'aurait su se montrer aussi efficace ; là, ce geste sec, définitif, parlait de lui-même et en disait long sur l'acier trempé au fond duquel baignaient ses nerfs.
À coup sûr, je l'avais bien choisie.
Tout ce que j'exigeais d'elle, c'était de quoi écrire. Ma vie parfaitement ouatée m'empêchait d'étriper le quotidien ; à l'abri du risque comme de la moindre adrénaline, j'ignorais où fouiller pour retrouver le goût des pages délivrées - ou, du moins, j'avais peur de chercher... Et je l'ai trouvée, elle, mon contraire : joli négatif prêt à mourir pour un frisson, allergique à l'impossible, presque obscène par son absence de limites. À la fois bouclier et vecteur idéal. Il me la fallait, quitte à y mettre le prix.
On paie bien des gens comme vous et moi en échange d'une comédie ou d'un drame, composés sur commande, sous de la lumière artificielle et des applaudissements dénués de sens. On paie bien des femmes banales, mères de famille respectables à leurs heures perdues, contre un semblant de plaisir toujours trop court. Oui, on en paie du mensonge, de jour comme de nuit, en douce, en permanence, alors, payer quelqu'un d'autre pour vivre à ma place, pourquoi pas ?
J'ai cru qu'elle allait me rire au nez avec son inébranlable petit air de garce ou imprimer son refus en décalcomanie sur ma joue ; je pensais qu'elle me ferait répéter, incrédule, voire qu'elle me taxerait d'écrivain raté juste bon pour l'asile, mais non : ma proposition à peine crachée, elle a souri, simplement, comme personne ne m'avait jamais souri. C'était gagné.
Ce jour-là, nous n'avons rien convenu de précis. Aucune idée ne me tiraillait, et j'avais préféré la laisser improviser son rôle, modeler la vie de son choix, à condition de me l'offrir en pâture contre d'indécentes sommes. Qu'importe si elle se barrait avec mon fric, tant pis si elle finissait par me baiser bien profond, je ne voulais plus me cloîtrer derrière ma kyrielle de craintes, il était temps de tenter le diable. Son sourire avait déjà un goût d'au-delà et de gloires malvenues - j'étais plus à ça près.

***

Semaine après semaine, elle revenait avec des histoires qui, si elles n'avaient pas été racontées aussi ardemment - dans une sorte de fièvre froide, pourtant chargée de détails encore électriques - m'auraient parues exagérées, voire simulées de point en point. J'étais obligé de la croire, chaque mot sonnait juste et jamais elle ne se contredisait. Alors, je couchais ses dires sur le papier, tour à tour mal à l'aise, hilare, fasciné, inquiet, attendri, excité - mais toujours terriblement envieux. Je l'admirais d'évoluer sans joug, sans retenue. Cette existence par procuration me nourrissait si fort qu'il m'arrivait parfois de sombrer dans une nostalgie prématurée en l'écoutant me narrer un désordre inédit ; sa voix brune jouait les intraveineuses et me mordait doucement l'âme. Déjà, je commençais à redouter l'instant où tout prendrait fin.
Elle était belle, de ce genre de beauté qui empire à chaque tabou brisé - tabous dont elle collectionnait ostensiblement les éclats pour les porter en guise de parures : marques bigarrées au creux du cou, cernes de nuits blanchies, bouche rubéfiée, courbatures l'obligeant à marcher ou à aiguiser ses gestes de façon différente - une vraie femme fatale, un subtil alliage de fatigue et de faim. Au fur et à mesure, j'avais même appris à aimer le rictus de détraquée cousu juste au-dessus de son menton pâle. Je m'y étais fait, à ce fameux sourire d'outre-tombe, je n'en voyais plus vraiment le danger - à tort. Mais, ça, sur le moment, impossible de le prévoir, évidemment.
J'avais beau la payer une petite fortune - sans compter nos dîners hebdomadaires où je mendiais ses récits - ma démarche restait vaine : elle me donnait la chair, juteuse à souhait, certes, mais sans le squelette. Il manquait une trame à mon livre. Pourtant, sous l'effet de nos rendez-vous, je m'animais à gribouiller dans mes carnets, j'en allais jusqu'à perdre la notion du temps, réalisant, un peu désolé après coup, qu'à force de parler, nos plats refroidissaient ou qu'il se faisait tard. Égale à elle-même, elle déployait son éternel sourire neutre, comme un grand fauve montre ses dents. Je prenais cette patience suspecte pour la tenue de soirée de sa cupidité - les femmes de son envergure n'habillent jamais en haillons pareils sentiments. En réalité, je la sous-estimais : c'était bien plus ambitieux.

À la longue, il est devenu clair que mes notes ne mèneraient nulle part : elles se délavaient graduellement en application, ma rigueur de départ s'étiolait page après page, et si le contenu n'en demeurait pas moins troublant, moi, de mon côté, j'échouais à le retranscrire avec autant d'aisance qu'au commencement. Question d'objectivité : lorsqu'elle n'était qu'un instrument, je ne peinais pas à boire ses paroles, ça coulait tout doux au-dedans et j'en redemandais comme un môme réclame son rab de sirop contre la toux à l'heure du coucher. Mais il a fallu que j'avale de travers - quelque chose a cherché à bloquer le passage dans ma gorge.
Quand elle me parlait, ces derniers temps, je ne l'écoutais plus tout à fait : je la regardais raconter, plutôt, mon stylo ronflant sur des feuillets indemnes. Non pas que ses excès perdaient en intérêt - au contraire, j'en raffolais, je ne vivais même que pour l'imaginer enduite de situations nauséeuses, et c'était bien là, le problème - seulement maintenant, il ne me suffisait plus d'en être témoin, j'aspirais à y prendre part. Du jour au lendemain, abandonner ma place à d'autres m'a semblé aussi intolérable que stupide, je me suis mis à maudire ces foutus seconds rôles gravitant autour d'elle lorsque j'aurais pu, au lieu de ça, m'allouer d'office leurs répliques et vivre à ses côtés dans cette vraie fausse réalité née de mon caprice.
Comment écrire un roman digne de ce nom en se barricadant derrière un pauvre statut de narrateur ? Il faut frayer avec les personnages, leur donner corps quitte à ce qu'ils vous le volent un peu, se livrer de plein gré, ne plus distinguer la frontière entre littérature et vérité. Qui peut parler du feu sans s'être jamais brûlé ?
Je lui ai posé la question, elle m'a arraché un baiser.
À coup sûr, je l'avais bien choisie, oui.

Tout est allé si vite : l'hôtel, l'ascenseur, le moelleux du lit trop large, la vodka exhumée de sa besace en cuir, son rire polaire comme désespéré, et l'ivresse de mes mains qui reprenaient forme humaine en la déshabillant d'un trait. À chaque bouton d'ôté, une gorgée. Sa salive chargée grisait davantage que l'alcool lui-même, je préférais boire directement à sa bouche, lui laissant la bouteille déjà presque vide. Elle a desserré les genoux quand je lui ai fait cet aveu et m'a murmuré, le regard pourtant inaccessible : en bas, c'est encore pire...
M'est alors revenue une phrase notée parmi d'autres lors de notre seconde rencontre, tandis qu'elle me dépeignait ses frasques toutes fraîches avec une curieuse désinvolture : j'ouvre facilement les cuisses pour éviter d'ouvrir mon coeur. Ce souvenir-là, écrasé sous une pile d'autres souvenirs, a gueulé fort dans mon crâne au moment exact où, la langue rendue pâteuse par l'action conjuguée du désir et de la gnôle, je confirmais ses dires : en bas, c'était encore pire, et facile à ouvrir.
- Et ici, dis-moi, c'est comment ?
J'avais mis le doigt au mauvais endroit à en croire sa moue. Mon index appuyait sur son téton gauche comme sur le bouton d'une sonnette, mais derrière la porte, les bruits de pas ne se pressaient guère... Inutile d'insister : seules ses lèvres m'ont invité à entrer. J'étais le bienvenu partout - absolument partout - sauf dans sa véritable vie. Est-ce une pute ou une actrice que j'ai baisé cette nuit-là ? Les deux, peut-être.
De l'autre côté du lit, sa respiration cadençait mon insomnie, et moi, je haïssais cette chair de ne se donner qu'à l'horizontal, lorsqu'au contraire, j'aurais dû m'en réjouir. N'importe quel homme sombrerait dans une épaisse léthargie bienheureuse après pareille étreinte, alors pourquoi m'entêtais-je à questionner son souffle trop régulier pour être vrai ? Face à face, chacun sur un flanc, nous devions ressembler à deux amants repus - elle, les yeux clos, moi, billes grandes ouvertes car, hélas, j'étais loin d'être rassasié, une certaine fringale me bouffait les nerfs. Malgré l'obscurité, je croyais voir ses paupières tricher de temps en temps, je me surprenais à les surveiller, certain de pouvoir les choper sur le vif.
Impossible de mentir dès qu'intervient le sommeil. J'ai vu bien des gens endormis, épongés par leur coma nocturne, pris au piège de la lente inconscience, et tous sont redevenus vierges, sans défense, mous et innocents. Mais elle, rien ne l'ébranlait. Ses traits morguaient la gravité, figés à l'identique : pas de babines un peu lâches ni de joue imprécise, pas de sourcils en hamac ni de fard émietté entre ses cils. Parfaite, dramatiquement parfaite. Une divine imposture.

***

- Les hommes tombent tous amoureux de moi, tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. L'ennui, c'est qu'ils se relèvent vite - très vite - et ce sera aussi ton cas, rassure-toi.
Je venais de me trahir. Peu à peu, une gerbe de sentiments moites avait pris racine autour de mes mots, et les bourgeons, en retrait jusque là, arboraient désormais leurs têtes d'épingles rougeâtres. J'aurais dû me souvenir qu'elle détestait les fleurs au lieu d'entretenir si longtemps mon jardin secret, maintenant dévasté, tout foulé à coups de hauts talons dédaigneux. Autant le reconvertir en cimetière. L'idée lui plaisait, évidemment.
Le lendemain, l'âme en deuil, j'ai attendu qu'elle s'en aille pour dédier mes brouillons à la cheminée ; quelque part, c'était humiliant de regarder les pages blanches se noircir autrement que par de l'encre. À son retour, elle m'a demandé ce qui sentait si bon, et j'ai haussé les épaules.
- Ta paie, probablement.
Mes économies rêvassaient sur la table comme une partie de Lego en cours. Quarante-deux années disposées là en un amas inestimable que je m'apprêtais néanmoins à troquer contre une folle mascarade. Je jouais gros ; j'y avais pris goût à son contact, c'était devenu une habitude. Restait à savoir si elle endosserait un quotidien de carton pâte où seul l'argent présiderait. Il ne s'agissait plus d'alimenter mon livre en tranches de vie puisqu'il appartenait au passé, mais de mener mon existence à l'instar d'un roman : j'écrirais un présent à ma mesure si elle acceptait d'y tenir le rôle principal.
Elle n'était pas sûre de comprendre, j'ai donc résumé mon offre par un écrin de velours et une phrase lourde de conséquences :
- Épouse-moi jusqu'au dernier sou.

Une syllabe, soit trois lettres, deux consonnes, une voyelle : non. Relève-toi, m'a-t-elle dit, et je me suis rêvé en étoile de mer, le dos aimanté au sol, incapable de me mettre debout, définitivement tombé raide dingue d'elle ; mais je n'étais qu'un grotesque pantin à genoux, la main crispée autour d'une bague dont elle ne voulait pas. Alors, j'ai fini par me relever, et je l'ai cognée. Fort, de plus en plus fort.
Feindre de m'aimer s'avérait au-delà de ses principes quand pourtant, des mois durant, elle s'allongeait de bonne grâce auprès de moi, la peau à température égale, impénétrable même une fois pénétrée. Pas une nuit n'a fait place au jour sans que je ne m'interroge sur ses motivations : était-ce l'appel du défi qui la poussait dans mon lit, un quelconque intérêt envers ma cause littéraire, ou de graves tendances vénales ? Au fond, son dessein larvé ne flirtait en rien avec mes hypothèses, il trouvait plutôt écho dans la verdeur de mes poings qui, au propre comme au (dé)figuré, frappaient juste.
En heurtant son sein, j'ai entendu des bonds : ça sautait de joie derrière la porte, on y donnait une ultime fête mais, faute de clé, c'est la pointe d'un couteau que j'ai inséré.
Lorsqu'elle m'a dit tout bas et les yeux ailleurs qu'elle m'avait choisi, et non l'inverse, j'ai enfin compris. Pas avant cet instant-là, pas avant d'avoir ouvert son coeur aussi rouge et collant que l'intérieur de ses cuisses, pas avant qu'elle ne m'en remercie.

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(Bordel n°10 : "Imposteur", Stéphane Million Éditeur.)

Suc(r)e

Le thé, serpent léger, rampe à plat ventre dans sa gorge. En face, un homme, tout autant caché par son journal qu'elle l'est par sa tasse. Il ne la regarde pas. Jamais. Seuls les mots le captivent, l'avivent, l'attisent. Sourcils froncés, il les parcourt sans ménagement, comme un conquistador sur une terre à spolier. Parfois, même, on peut deviner un ersatz de sourire sur ses lèvres. Mais c'est très fugace.

Lorsqu'elle se lève finalement, ses intentions demeurent encore vagues. Elle hésite à l'aborder - une phrase banale, pourvu qu'elle soit prononcée la voix moite et les yeux mi-clos, suffirait pourtant à entamer la conversation. Sauf qu'au dernier moment, ses jambes gainées de noir partent vers la gauche, plutôt que de se croiser sur une chaise près de lui.


Aux toilettes, le miroir s'entiche d'elle. Ou peut-être est-ce l'inverse ? Le reflet reste là, ancré, happé, car elle réfléchit dans le vide à un moyen d'approche, quand lui réfléchit son image qui, à elle seule, en constitue déjà un.

Alors, elle retourne s'asseoir à sa place. Lui n'y est plus. Toutefois, le journal, en éventail, trône sur le bois d'un air narquois. Il n'a pas pu partir sans. Impossible. Pas avant qu'elle ne lui ait adressé la parole. Pas avant de l'avoir vulnérabilisé d'un regard.

Au sommet de son trouble, elle ose s'inviter à la table désertée. Il a bu du café. Ça fait de drôles de moustaches ocres, au fond de la porcelaine. Elle cherche un résidu sur le rebord, l'impression de sa bouche, comme un baiser errant qu'il faudrait récupérer - voler, même - au plus vite. Elle scrute, en s'asphyxiant de désir.

Coincé sous la tasse, un sachet chétif, déchiré entre le C et le R. SUC - RE. Sans savoir pourquoi, elle rompt le plus petit morceau entre ses doigts, séparant ainsi les deux dernières lettres.

SUC - R - E.

Dans son dos, il apparaît à pas de loup voyou, les mains fraîchement lavées. Elles ont cette odeur caractéristique, chimique, détestable et néanmoins tendre, des savons liquides bas de gamme. Il ne serait pas parti sans son journal, elle le savait.

Penché au-dessus d'elle, bras sur ces épaules étrangères, menton sur le crâne plein de pensées fauves et confuses, il s'approprie avec une délicatesse atrocement sensuelle les bouts de papier scindés, avant d'inverser le R et le E.

SUC - E - R.


- Aux toilettes, dit-il à voix basse.



("Le coeur à genoux" - Stéphane Million Éditeur.)

Larguée

Hier, j'ai eu droit au message de rigueur, le fameux passage obligé précédant les petites ruptures bien désinfectées des histoires sans importance. Il faut qu'on discute, selon lui. Moi, je n'ai rien à dire. L'ennui me rend muette, j'en viens à séquestrer mes pensées au-dedans, parce que là, au moins, elles parviennent encore à ricocher joliment, au lieu de finir avalées par le lac étale de ses yeux qui ne me voient plus.

Aujourd'hui, je m'apprête donc à me faire plaquer. Il était temps. J'avais essayé de m'acquitter de cette tâche, trois semaines auparavant - nous nous connaissions à peine, je le méprisais déjà - mais malgré son monologue bourré à craquer de justifications titubantes, j'étais revenue sur ma décision, à cause du grain de beauté perdu au milieu de sa joue : il s'agitait comme jamais, et je voulais juste le calmer, le voir fixe à nouveau, croyant bêtement qu'une fois à sa place, il me servirait de cible, et qu'alors, je saurais où viser. Tu parles, mon fusil ronflait bien au chaud contre mon bas-ventre…
Si le désir m'avait contrainte à jouer les prolongations, la partie fut néanmoins de courte durée ; très vite, il m'apparut évident qu'on ne faisait que reculer pour mieux sauter - et pour se sauter l'un l'autre, surtout. Deux moutons s'enjambant à tour de rôle, voilà ce à quoi nous ressemblions, ni plus, ni moins. Inutile de compter, le spectacle à lui seul aurait suffit à vous endormir. Je parle en connaissance de cause. Ces choses-là ne s'explique pas. Les corps s'aiment ou se haïssent d'eux-mêmes. T'as beau bander ou te liquéfier, quand l'engrenage résiste, c'est toute la machine qui boude, et le moindre geste sonne faux, quoi que tu fasses. Alors, je n'ai plus rien fait. On avait reculé pour mieux sauter, sauf qu'à ce stade, le bond s’était mué en un putain de plongeon, la tête la première et les bras en croix.
Je me demandais, après pareil fiasco, comment rompre une seconde fois - définitivement. Bien qu'étant davantage encline à saisir le rôle du bourreau, par peur d'écoper de celui de la victime, l'idée de devoir recommencer à tirer sur la corde me fatiguait d'avance. J'avais envie de laisser couler le peu qui nous unissait - exactement comme mes paroles au fond de son regard - attendre que la gravité aspire le cadavre, et partir chacun de notre côté ensuite. Mais il faut qu'on discute, selon lui. Rendez-vous au café au pied de son immeuble - précisément celui où je l'ai largué l'espace d'une heure. Ça devient enfin intéressant. Pour la première fois depuis qu'on se connaît sans se connaître, je sens un drôle de petit truc me pincer à l'intérieur et me redonner une impulsion. C'est comment, déjà, de se faire plaquer ? J'ai hâte de voir dans quel plat il mettra les pieds.

L'unique mec m'ayant gratifiée d'une rupture à proprement parler n'avait pas cru nécessaire de me prévenir, lui. La veille, il me présentait à ses parents, sa main tiède inlassablement cousue à la mienne, pire qu'une algue contre un rocher. Je la sentais cotonneuse sous mes doigts, et je me souviens m'être demandée si c'était plutôt bon signe ou le contraire, cette douce somnolence dans nos membres. La nuit en guise de page de publicité, puis le réveil pour répondre à ma question : son téléphone gémissait qu'il avait peur du noir. Je lui ai ordonné d'aller le consoler, par pitié, n'en pouvant plus de l'entendre quand j'essayais vainement de retomber dans mon coma, mais le combiné lui a mordu l'oreille jusqu'au sang. C'était elle. La précédente, son grand amour. Il m'a fait rassembler mes affaires. J'avais dix-sept ans, et des glandes lacrymales trop bavardes qui, pourtant, n'éclaboussaient que moi.
Depuis, je prends toujours l'initiative avant l'autre. Mourir au combat, d'accord, à condition de m'asséner moi-même le dernier coup. Encore faudrait-il pouvoir parler de combat... Pas de passion prête à vriller, pas d'écume aux lèvres, pas de trace de poussière sur nos dents - le néant. On se regarde aveuglément en chiens de faïence, alors quelle importance s'il brise la glace à ma place ? Je touche à l'inédit, et peut-être devrais-je m'en réjouir, en un sens. D'habitude, les hommes se suivent et se ressemblent, tous ont pour point commun des avidités tacites à mon égard que je partage et devine dès le départ. Lui, non, c'est une énigme, et au diable ma soif de défis ! Je baisse les bras, je renonce à le comprendre. Son grain de beauté, j'aurais mieux fait de le voir comme un point final à apposer d'urgence au bout de la phrase laborieuse qu'on tâchait d'écrire ensemble mais dont nous ne voulions, ni lui, ni moi, être l'auteur.

Bientôt, le cul mal installé sur l'osier inhospitalier d'une chaise, je m'en prendrai plein la gueule pour avoir voulu goûter à la sienne. Il ne verra pas d'eau couler - tout se passera en secret au creux de mes cuisses. Le menton pointé vers lui, j'attendrai l'inoffensive sentence, m'efforçant de ne pas laisser transpirer mon plaisir. Il ne saisirait pas. C'est pourtant son métier, les zigzags entre la vie et d'autres sortes de vies. Se mettre en situation, s'habiller de masques qui collent à la peau, ça le connaît - par chance, moi aussi. Nul projecteur ne ceinture mon terrain de prédilection, aucun public ne m'acclame, et les seules planches que je foule sont celles de mon parquet, mais j'ai le premier rôle du matin jusqu'au soir, depuis plus de vingt ans. Le jeu ne m'exalte qu'au quotidien, en privé, anonymement. Face à une caméra, je perds tout crédit. En revanche, quand il s'agit de faire du cinéma en temps réel, là, j'excelle. D'où cette jubilation tordue à l'idée de partager l'affiche avec lui, tout à l'heure. Il débitera son texte, je simulerai les répliques d'usage. Au montage, n'oubliez pas d'incruster la voix-off d'un narrateur hilare : quelqu'un se devra de raconter à quel point, sous le fard, j'étais excitée. Excitée à la simple idée de me faire larguer, en y étant préparée.

Les lits fauves

Toute ton enfance finira dans de la mousse. Ma mère me répétait souvent cette phrase sans que je n'en saisisse le sens exact. Moi, je m'imaginais les bras ballants de chaque côté de la baignoire pleine d'un nuage malléable, passant de l'état de gamine transparente à celui de femme fatale en un clin d'oeil. Alors, je versais des doses pas croyables de gel moussant, je gaspillais l'eau à tout va, trempée que j'étais du matin au soir dans mon désir d'en finir avec ces os trop durs pour ma peau. La mousse, ça m'arrangeait, du coup. Ma maigreur disparaissait sous des volumes parfumés, et aux aguets, j'attendais de voir la chair s'épanouir jusqu'à venir déborder et trouer la dentelle qui servirait alors de suaire à l'âge ingrat dont on m'avait si longtemps parée.

La première fois, je n'ai pas réalisé ; les draps étaient d'un blanc suspect, mais j'ai ouvert les bras et le reste, enfin prête. Un lambeau de moins, trois taches de sang - tu parles d'une métamorphose... J’avais toujours quinze ans et un corps certes fraîchement utilisé, mais inchangé. En rentrant, instinctivement, je me suis baignée. Pour moi, c'était une évidence : cette saloperie d'enfance, je me devais de la noyer. Quelques bulles d'agonie à la surface, et puis l’écume emporterait mon passé pour s'écouler à travers le trou noir au milieu de la faïence, exactement comme elle l'avait fait en moi ce jour-là.

Mais la mousse n'est pas la même lorsqu'on mouille dans des lits fauves. Elle pousse en dessous au lieu de flotter et ça racle le dos pendant l'amour - surtout s’il n'y en a pas. Plus tu baises, plus tu la sens qui s'enracine. J'y ai pris goût très vite ; les hommes se suivaient et se ressemblaient, je léchais leur souffle amer, j'inhalais salives et sueurs, devenue peu à peu comme poreuse, avide d’une nouvelle oxygène. Mon enfance s’est perdue doucement dans d'épaisses forêts, et c’est pas plus mal de la savoir endormie là-bas, à l'état sauvage, plutôt qu'au bord d’un siphon borgne ou contre un oreiller aseptisé, lieux lointains en lesquels je me suis trop souvent désolée.


(Texte illustrant la série de photos "You was there" d'Hubert Marot dans le premier numéro de Raise Magazine - p.50.)