Les mains blanches.

Dans tes rêves, j'ai la bouche ébahie pour toujours, une bouche qui s'ouvre sur tout le silence qui m'attend. Dans tes rêves, je ne bouge plus, ou seulement lorsque tes yeux te trahissent. Dans tes rêves, je suis Ophélie sur l'étang de nos draps : à travers la fenêtre, le soleil salue mes cheveux blonds au fond desquels je me noie sans me débattre. Je sais que tu m'imagines comme ça, souvent.

Il y a ton visage partout. Un portrait-robot grossier qui ne te rend pas justice. Mais ta beauté, moi, je la connais. Ils ne peuvent pas comprendre. Toutes ces filles, endormies pour de bon, je ne veux rien savoir d'elles. Leur nom, leur prénom, leur âge, ce que tu leur as fait - ça m'est égal. J'ai mal d'un amour qui n'a pas de sens, mais au moins, je suis là, auprès de toi. Chaque journée de gagnée est une victoire, et le moindre de tes baisers, une petite armure contre la peur ou la douleur qui m'empêchent de vivre comme les autres.

Tu dis que tu finiras par me briser la nuque. Tu dis que c'est sous tes mains, que je crèverais. Tu dis que tu veux un enfant. Une fille, qui me ressemblerait. Une fille comme celle en noir et blanc, à la une du journal, ce matin. J'ai presque été jalouse de la voir là, devenue célèbre, brièvement aimée de toi, immortalisée comme étant ta possession. Alors, je suis retournée dans la chambre pour me toucher, mais je ne pensais qu'à son corps, quand il aurait pourtant fallu penser au tien.

Depuis qu'ils te recherchent, tout a un goût de fiction. C'est comme si tu étais caché quelque part et que je ne te trouverais jamais. Tu ne me laisses pas t'atteindre, rien ne semble réel, pas même tes poings qui viennent à ma rencontre, ni ton sperme imposé dans ma bouche. Est-ce qu'elles y arrivent, elles, à tutoyer ton malaise, à t'en sauver un peu, parfois ? Je voudrais savoir faire ça, mais tu dis toujours "pas maintenant, pas encore". Tu te contentes de rêver, et moi, je reste en sursis.

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C'est toi qui me l'avais offert, ce petit pull à col roulé rouge. En sourdine, ma peau a pris la même couleur alors qu'ils cerclaient mes poignets d'un clic presque érotique, me rappelant le bruit de ton canif à l'époque où tu aimais m'écrire dessus. Ils ont appuyé sur ma tête pour m'engouffrer à l'arrière d'une voiture, et ce geste aussi m'a excitée, malgré le chagrin. Je l'avais senti venir, jour après jour, la mauvaise haleine du temps qui passe ; tu ne voulais pas me croire, et voilà, nous y étions enfin.

J'ai eu droit à l'énumération de tes frasques. Quelque chose coulait doucement hors de moi, j'ai fermé les yeux, j'ai rougi un peu plus. J'attendais qu'on me frappe, mais ils sont restés immobiles, comme moi dans tes rêves, mon amour. Je ne disais rien, rien d'autre que ton nom : le murmurer me donnait chaud et j'avais besoin de cet été-là, à l'intérieur, pour pallier à ton absence. J'ai pensé que tu allais mourir, peut-être, sans m'avoir mise enceinte, sans m'avoir laissé de quoi vivre. Alors j'ai dit ça, j'ai dit : "je savais pour les filles, je l'ai toujours su", avide d'être vouée au même sort que toi.

Il y a nos visages partout. Des photos, comme celles de tes victimes, circulent tandis que nous sommes enfermés. Les gros titres manquent d'originalité, tous se plaisent à répéter en choeur que tu me tenais en otage, à faire de moi l'objet de ta cruauté, syndrome de Stockholm vivant, pauvre enfant manipulée - ton jouet favori, en somme. Ça n'a pas son mot à dire, un jouet. Ça se trimballe, ça se fracasse, ça s'oublie dans un coin.

Ma jeunesse les induit en erreur, je crois. Ma jeunesse, ma beauté ou mon sexe : une jeune femme cautionnant la mort d'autres femmes, en voilà un monstre à réserver aux légendes, un monstre de race inconnue, sans précédent, pire que celui qu'ils s'apprêtent à punir définitivement. Il ne faudrait pas contrarier la nature, déjà malmenée par notre union, en parlant d'amour.

Dans tes rêves, je suis désarticulée, sans pouls, les paumes encore moites, tournées vers le ciel. Dans les leurs, je suis une rescapée, je n'ai que seize ans et de la mort au bout des doigts, mais pas tant ça.