La fille de la semaine.

- "Écoute, c'est pas possible : tu souris pas assez, faut faire quelque chose. Et puis on avait dit un haut de couleur, de couleur flashy, même. C'est quoi ce pull gris tout triste, là ?"
Mon pull est très bien. J'ai envie de lui répondre ça, que mon pull est très bien, mais elle me stoppe dans mon élan en imposant la paume de sa main moite à quelques centimètres de mon visage, tandis que de l'autre, elle crispe son poing autour d'un gros casque d'où lui parviennent des informations essentielles telles que mon quota de sourire par plan, les sourcils si froncés par la concentration (ou par une surdité précoce ?) qu'une ligne peu flatteuse se dessine verticalement entre eux.
- "Bon, on y retourne. Souris, hein !"

Il va falloir faire semblant de piger des blagues à base de testostérone et de sueur. Je ne suis pas certaine d'être bonne actrice, mais après tout, je suis payée pour ça : faire joli dans le fond, être la plante verte qui va bien, docile et souriante, à défaut de comprendre ce dont il retourne.
Évidemment, je pourrais faire un effort, tenter de m'y intéresser, seulement j'ai toujours trouvé d'un ridicule sans nom la vision d'un homme en short, alors toute une équipe… Si on ajoute à ce problème, déjà majeur, le port obligatoire de chaussettes montantes, on touche au sublime question crédibilité. À mes yeux, il y a quelque chose de profondément absurde dans cette image : la pelouse trop verte, et tous ces petits Playmobils sponsorisés, effectuant une chorégraphie sans grâce, obnubilés par un simple ballon, à peine plus évolués au final qu'un chiot accroché à sa balle.
Je dis ça mais je ne vaux pas mieux qu'eux, bien au contraire, assise sur ce banc inconfortable, un dimanche soir, pour combler le vide derrière un animateur télé et arrondir ainsi des fins de mois difficiles. Alors, si j'avais eu un pénis et des muscles, peut-être les aurais-je exhibé dans la moiteur d'un vestiaire, moi aussi.

C'est l'heure de la mi-temps, alias le moment tant redouté où il nous faut passer de potiche à boniche. Les deux autres figurantes me rejoignent au centre du plateau, des caddies remplis de sacs en papier kraft attendent d'être distribués au public. Les gens ont faim, les gens veulent leur panier-repas. Et parfois plus que ça, ce qui peut s'avérer délicat. Pour moi, du moins, car certaines filles ont l'air d'aimer ça, assez masochistes pour revenir en jupe - erreur de débutante que je ne commettrai jamais plus.
- "Hé mademoiselle, vous êtes trop charmante."
- "Euh. Merci ?"
- "Hé mademoiselle, tu me donnes ton numéro ? Tac, tac ?"
- "Euh. Non."
- "Allez, quoi !"
- "Non. Tenez, votre panier-repas."
- "Putain mais va bronzer, t'façon !"

Bronzer, ouais. Si les projecteurs faisaient également office de lampes à UV, je ressemblerais déjà à Kim Kardashian, le cancer de la peau en sus. La meuf au casque est revenue me voir pour me demander si j'avais un souci avec mes yeux. 
- "T'as un souci avec tes yeux ?"
- "Si j'ai quoi ?"
- "Un souci avec tes yeux. T'arrêtes pas de cligner, et sur le forum, les gens se demandent pourquoi on a pris une droguée dans le public, c'est embarrassant."
- "Ah."
- "Alors ?"
Alors, j'ai les projecteurs dans la gueule, et la clim est à fond. J'allais lui répondre ça, j'ai les projecteurs dans la gueule, et la clim est à fond, mais elle est partie avant même de comprendre le souci avec mes yeux, me laissant là avec cette seule interrogation en tête : y'a un forum, sérieusement ? (Ce n'est que plus tard, en rentrant, que je découvrirais ce charmant fil de discussion intitulé "La fille de la semaine", où, effectivement, la lie de la gente masculine se plaît à partager des captures d'écran de nos mines dépitées, et surtout à commenter avec tact et finesse nos "pare-chocs" - pour la première fois de ma vie, je me suis félicitée de ne pas avoir de seins - ou bien à nous décrire comme étant "vaginalement démontables".)

Pendant toute l'émission, tandis que s'ensuivent conversations d'experts dont je me sens forcément exclue, et divers magnétos confirmant bien souvent mes a priori sur le quotient intellectuel des joueurs, je lutte pour ne pas m'endormir, submergée par l'ennui. Ça ferait tache, si la junkie du public ronflait en arrière-plan. Je pense à ma paye, aux poubelles qu'il va falloir sortir ensuite, pleines à craquer des déchets post-panier-repas, au vestiaire qui nous attend, deux cents cintres à peu près, et des sacs, des casquettes, des portables alignés sur les étagères, tous numérotés, comme des joueurs laissés pour compte.
À chaque fois, je me dis que c'est la dernière. Boulot alimentaire, provisoire, tu le fais ce mois-ci, et c'est tout, ça suffit les mains au cul entre les rangées, les gamins qui chialent de devoir rendre leur bouteille d'eau avant la reprise d'antenne, les sourires à contre-temps et les tenues flashy.

- "Vous faites ça souvent, mademoiselle ?"
- "De temps en temps, oui."
- "Ah, la chance. Vous allez être connue !"
Il se cherche dans l'écran de retour, aussi excité que ses potes en apercevant son doppelganger télévisuel. Dans quelques minutes, ils se feront engueuler par la meuf au casque.
- "Bon, les gars, faut arrêter de bouger comme ça, il se passe quoi, là ?"
- "Nan mais attends madame, je suis trop fier, ma mère elle va me voir à la télé !"
Il se tourne vers moi.
- "T'es pas trop fière toi ? Tu kiffes pas que tout le monde te voit ? Tout le monde !"
Je ne sais pas pourquoi, mais je repense alors à la coupe du monde de 98. J'avais onze ans, une chemise de nuit bleu turquoise, et assise sur les genoux d'un ami de ma cousine, je me retenais de pleurer à cause de sa main qui explorait discrètement ma peau sous le tissu, tandis que la France accumulait les buts contre le Brésil. Je n'osais rien dire. Je n'ose rien dire, là non plus. Je souris, plutôt.


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Nouvelle extraite de "Bordel n°16 : Foot", Stéphane Million Éditeur.