Confucius has a puzzling grace.

Tout ce que je sais de la Chine, c'est ce que tu m'en as dit. Dans ma tête, ce pays, c'est toi : toi qui le racontes, toi qui en reviens à peine.
Je pensais que tu me proposerais de t'y accompagner lorsque tu m'as annoncé ton départ, mais tu ne l'as pas fait. Tu t'es contenté de partir comme ça, sans me donner de nouvelles pendant un mois, pourtant avide de tout me décrire dès ton retour.
Je ne t'ai jamais très bien compris.
Je pensais que t'aimer suffisait, t'aimer bêtement mais avec sobriété, sans à-coups ni éclats, en silence et au-dedans, comme on aime un pays ou une ville dont on ne sait finalement rien, tout juste épris de l'idée qu'on s'en fait.

La Chine, j'en ai rien à foutre. Mais dans ta bouche, c'est autre chose.
Il me reste ce souvenir de toi, assis au soleil, les yeux presque bridés par la lumière de juillet, et tes mains qui s'animent à me transmettre ce que tu as vu. Moi, je ne regardais que toi. Je ne t'écoutais pas. Ces mains, je les voulais partout, je voulais les respirer et fermer ta bouche trop pleine de mots en y plaquant les miennes.
Tu as fini par te taire et, prise de court par le silence, j'ai dit : j'aimerais bien y aller, un jour. Alors qu'au fond, vraiment, je m'en foutais. Mais tu as souri et ça m'a donné envie d'y croire un peu. Qui sait ? Peut-être que j'irais bel et bien là-bas, juste pour me rapprocher de toi, m'agripper à ce que tu aimes pour pouvoir mieux t'aimer - je fais souvent ça, c'est une mauvaise habitude, un réflexe à la con.

Je ne t'ai pas vu depuis longtemps. Je repense à la Chine parfois, j'essaie de me rappeler de ce que tu m'as raconté, mais je n'ai que l'image, pas le son. Je ne sais plus si tu m'as parlé des gens, de ce que tu as mangé, de certaines villes en particulier, de la langue… J'ai tout loupé, en fin de compte. Il me semble avoir retenu cette phrase uniquement, comme sortie de nulle part : "La Chine, c'est de l'énergie". Va savoir pourquoi, ça, c'est resté. De l'énergie, tu as dit.
Je ne t'ai jamais très bien compris.

Quand je te reverrai, je te demanderai de me parler de la Chine à nouveau, de me décrire comment c'est, dans le silence ou dans l'agitation, là-bas. Raconte-moi comment c'est, quand on est loin l'un de l'autre. Raconte-moi ce que ça te fait, si je ne te parle plus. Raconte-moi les gens autour de toi, dis-moi à quel point ça grouille parfois dans les rues, dis-le que ça fait peur, par moment, d'être au milieu d'un monde qui n'est pas le sien, étranger au coeur de la foule belle et compacte. Raconte-moi aussi l'absence, mon absence, le creux que ça laisse ou non en toi. Raconte-moi ta vie dont je sais presque rien, je veux tout connaître de ton quotidien : en vérité, la Chine, je m'en fous. Moi, je veux Paris, la tête de tes voisins de palier, ton café préféré, l'adresse de ta mère, le contenu de ton caddie, les lignes de métro que tu empruntes… Je veux savoir où tu mets les pieds, qui tu vois - le reste, je m'en fous. Je veux pouvoir penser à toi partout, pas seulement à Hong Kong ou à Shangaï, je veux pouvoir me dire que tu es tout près peut-être, t'envisager à part entière, tu comprends ? C'est la seule façon pour moi de supporter cette ville.

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Je t'ai croisé par hasard dans ma rue, hier soir. J'ai reconnu ta silhouette de petit garçon malade derrière la vitre du traiteur Chinois. Tu regardais les plats comme s'ils allaient s'échapper, tes yeux passant de l'un à l'autre, un doigt sur les lèvres, perdu que tu étais à devoir choisir entre le porc aigre-doux et les crevettes au poivre. Moi, j'aurais pris le porc aigre-doux, mais bon.
Je ne t'ai jamais très bien compris.
J'attendais que tu sortes pour te demander de me reparler de la Chine. J'attendais parce que je voulais me gorger un peu de cette image-là, presque absurde : toi et ton élégance, anachroniques dans le cadre kitsch de ce petit boui-boui de rien du tout, toi et ta beauté, coincés entre les miroirs en forme de dragons, l'avalanche de dorures, le tigre aux yeux monstrueux, peint à la main sur le calendrier accroché au mur, et la petite poupée près de la caisse, dont la couronne traditionnelle semble trop lourde pour sa tête qui, du coup, part de travers, bloquée en un torticolis définitif.
Je déteste taper mon code de carte bleue à côté de cette poupée.

Je n'avais pas vu qu'elle t'attendait dehors, la Chine. Tu as poussé la porte, le grelot a tinté - cliché au possible - et elle a ouvert ses bras pour t'y blottir. Lorsque tu lui as tendu l'un des deux sacs en plastique, elle a eu une drôle d'expression, une petite grimace adorable, et j'ai compris alors que tu ne pouvais qu'être amoureux d'elle. J'ai enfin compris.

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Bordel n°15 : Made in China, Stéphane Million Éditeur.