Les strip-teaseuses coûtent désormais plus cher que les putes.

"You met him at some temple

Where they take your clothes at the door,

(...)

And you wrap up his tired face in your hair

And he hands you the apple core,

Then he touches your lips now so suddenly bare

Of all the kisses we put on some time before."

Master Song, Leonard Cohen.



Tout se mélange : son sourire qui n'en finit pas, le rouge agressif de ses longs cheveux, sa chair aussi claire que la mienne, ma langue errant au fond d'elle... Il trouve qu'elle a un goût incroyable. Je ne peux pas vraiment en dire autant, mais, après tout, je manque d'expérience : ce n'est que la deuxième femme s'ouvrant sous mes doigts.


Cette petite salope prétendait s'appeler Jessica. Lourde mèche masquant son œil, bouche arrogante et seins aux aguets, engoncés dans une robe fourreau - elle n'avait pas cherché loin. Sa voix insupportablement mielleuse a lâché ce pseudonyme sans conviction, et je n'ai pas bien su s'il fallait en rire ou la violer. Elle était clichée, mais elle ne faisait pas pute. Je l'ai crue différente des autres parce qu'elle ressemblait vaguement au fantasme de mon enfance, et parce qu'elle m'a laissée l'embrasser, avant d'enfreindre à nouveau les règles en glissant dans ma paume les dix chiffres qui allaient tout gâcher, maladroitement crayonnés sur un ticket de métro encore vierge mais chiffonné.

En rentrant, j'ai pensé à elle. Je la voulais très fort.


Quand elle arrive enfin, je suis déçue de la trouver moins spéciale : Jessica n'a plus rien d'une héroïne de dessin animé. La femme fatale sous lumière tamisée laisse place à Claudia, une fille de mon âge qui ne sait ni s'habiller, ni se maquiller. Je me concentre alors sur le souvenir de son cul, entraperçu l'autre soir, lorsqu'elle s'agitait devant moi, en échange d’une somme proportionnelle au sentiment de frustration suscité.


Ce cul, d'une beauté pourtant simple, m'a sauvée. En le redécouvrant sous mes mains, j'ai oublié à quel point son parfum m'écœurait, fait abstraction de ses ongles démesurés, pour me blottir la tête contre ses cuisses indolentes, un peu molles, comme je les aime. Son corps, loin de sentir le plastique et les ultra-violets - contrairement à ceux de ses collègues - m'émouvait tout en m'excitant. Elle me ressemblait un peu - en moins bien globalement, en mieux sur certains points. Impossible d'être jalouse : elle n'avait pas l'étoffe d'une rivale potentielle. Sa peau, à peine plus douce que la mienne, ne suffirait pas à troubler l'ordre des choses.


Il ne supporte pas de s'endormir auprès d'elle - j'estime que c'est bon signe. À chaque fois, il boude le lit au profit du canapé, et tandis que je rêve de le suivre, de prendre la fuite, moi aussi, elle roule sur le flanc, se surélève un peu, la tête écrasée contre son poing encore pris de spasmes, pour me dévisager. Ses cheveux me tombent sur la gueule comme une pluie désagréable, mais je ne dis rien. Je ne peux répondre au silence de son regard fixe que par un sourire dénué de sens, d'intention. Ça la rassure, il me semble. Et quand je crois m'être finalement libérée de son affection débordante, presque obscène car hors sujet, elle interrompt mon début de sommeil en m'engluant dans ses bras, sous des baisers dont seul le goût, étrangement familier, n'a d'intérêt.


On la voyait trop régulièrement - une fois par semaine, en moyenne. Elle perdait en intensité de rendez-vous en rendez-vous. Le mystère s'anémiait inévitablement, je remarquais le moindre défaut : sa lèvre légèrement prognathe, le tartre sur ses dents, ses lunettes inappropriées à la forme de son visage, la couche épaisse de fond de teint, sa taille mal dessinée, ses jambes lourdes... En l'espace de quelques mois, supporter son parfum bon marché et sa façon de parler, traînante, maniérée, m'était devenu quasi infernal. Mon jouet n'avait plus rien d'inédit, je le trouvais désormais grotesque. Ce n'est qu'en le prêtant, que je parvenais à trouver du plaisir. Salement baisée devant moi, une queue au fond du ventre, Claudia n'étant plus mienne - greffée à mon corps, sangsue rouge aux pupilles inexpressives - elle reprenait provisoirement les couleurs de feu son alter ego. Sous son emprise à lui, elle gagnait en dimension. Moi, je n’en tirais rien, ses faux ongles m'écorchaient, et sa langue semblait constamment engourdie, comme droguée.


J'en arrive à vouloir lui faire du mal, à désirer la maltraiter, l'humilier. Chacun de ses soupirs m'exaspère : dès qu’elle exhale un petit bruit minable, je me retiens d'agripper sa gorge. Au lieu de ça, je la lui remplis, j’ordonne qu’elle avale tout, et il jouit en me regardant, comme personne ne m’a jamais regardée, comme si elle n’existait pas. Et là, je sais qu’il n’y a pas de quoi être jalouse.

Il est à moi, à moi seule.


Le Japon a exaucé mes vœux en l’éloignant enfin. Elle a du quitter Paris, et nous deux, par la même occasion. Je me suis sentie incroyablement soulagée. Les draps ne seraient plus parasités par une odeur autre que la nôtre, le quotidien redeviendrait délicieusement monogame - le temps de trouver sa remplaçante. J’avais adoré la baiser, et plus encore la voir se faire baiser, mais elle avait atteint sa date de péremption depuis longtemps déjà - nous l’avions largement dépassée, jusqu’à l’intoxication. À présent, mon organisme réclamait sa dose d’exclusivité, j’avais soif d’une phase de transition, de tête-à-tête, avant de reprendre nos habitudes. C’était parfait, absolument parfait, de vivre ensemble comme si nous n’avions pas d’autres désirs que nous-mêmes. J’y ai cru, je me suis laissée prendre au jeu de la normalité, ouatée dans quelque chose de commun aux yeux des autres, mais d’extraordinaire pour moi : la fidélité.

Il a dit que l’on commençait à s’encroûter.


Elle sourit bêtement, figée, devant la caméra. Son air niais n’a pas disparu, et ses cheveux sont toujours aussi rouges. Ils se baisent à distance - miracle de la technologie - et moi, je n’en sais foutrement rien. Peut-être même que je dors dans la chambre, tout près, à ce moment précis. Il lui écrit des mots qu’il devrait me réserver, elle lui demande de la rejoindre à Tokyo.

Ça dépendra de mes finances, qu’il répond.

Juste de ses finances, voilà.

Les strip-teaseuses coûtent désormais plus cher que les putes.

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Bordel n°14 : "Japon", Stéphane Million Éditeur.