Larguée

Hier, j'ai eu droit au message de rigueur, le fameux passage obligé précédant les petites ruptures bien désinfectées des histoires sans importance. Il faut qu'on discute, selon lui. Moi, je n'ai rien à dire. L'ennui me rend muette, j'en viens à séquestrer mes pensées au-dedans, parce que là, au moins, elles parviennent encore à ricocher joliment, au lieu de finir avalées par le lac étale de ses yeux qui ne me voient plus.

Aujourd'hui, je m'apprête donc à me faire plaquer. Il était temps. J'avais essayé de m'acquitter de cette tâche, trois semaines auparavant - nous nous connaissions à peine, je le méprisais déjà - mais malgré son monologue bourré à craquer de justifications titubantes, j'étais revenue sur ma décision, à cause du grain de beauté perdu au milieu de sa joue : il s'agitait comme jamais, et je voulais juste le calmer, le voir fixe à nouveau, croyant bêtement qu'une fois à sa place, il me servirait de cible, et qu'alors, je saurais où viser. Tu parles, mon fusil ronflait bien au chaud contre mon bas-ventre…
Si le désir m'avait contrainte à jouer les prolongations, la partie fut néanmoins de courte durée ; très vite, il m'apparut évident qu'on ne faisait que reculer pour mieux sauter - et pour se sauter l'un l'autre, surtout. Deux moutons s'enjambant à tour de rôle, voilà ce à quoi nous ressemblions, ni plus, ni moins. Inutile de compter, le spectacle à lui seul aurait suffit à vous endormir. Je parle en connaissance de cause. Ces choses-là ne s'explique pas. Les corps s'aiment ou se haïssent d'eux-mêmes. T'as beau bander ou te liquéfier, quand l'engrenage résiste, c'est toute la machine qui boude, et le moindre geste sonne faux, quoi que tu fasses. Alors, je n'ai plus rien fait. On avait reculé pour mieux sauter, sauf qu'à ce stade, le bond s’était mué en un putain de plongeon, la tête la première et les bras en croix.
Je me demandais, après pareil fiasco, comment rompre une seconde fois - définitivement. Bien qu'étant davantage encline à saisir le rôle du bourreau, par peur d'écoper de celui de la victime, l'idée de devoir recommencer à tirer sur la corde me fatiguait d'avance. J'avais envie de laisser couler le peu qui nous unissait - exactement comme mes paroles au fond de son regard - attendre que la gravité aspire le cadavre, et partir chacun de notre côté ensuite. Mais il faut qu'on discute, selon lui. Rendez-vous au café au pied de son immeuble - précisément celui où je l'ai largué l'espace d'une heure. Ça devient enfin intéressant. Pour la première fois depuis qu'on se connaît sans se connaître, je sens un drôle de petit truc me pincer à l'intérieur et me redonner une impulsion. C'est comment, déjà, de se faire plaquer ? J'ai hâte de voir dans quel plat il mettra les pieds.

L'unique mec m'ayant gratifiée d'une rupture à proprement parler n'avait pas cru nécessaire de me prévenir, lui. La veille, il me présentait à ses parents, sa main tiède inlassablement cousue à la mienne, pire qu'une algue contre un rocher. Je la sentais cotonneuse sous mes doigts, et je me souviens m'être demandée si c'était plutôt bon signe ou le contraire, cette douce somnolence dans nos membres. La nuit en guise de page de publicité, puis le réveil pour répondre à ma question : son téléphone gémissait qu'il avait peur du noir. Je lui ai ordonné d'aller le consoler, par pitié, n'en pouvant plus de l'entendre quand j'essayais vainement de retomber dans mon coma, mais le combiné lui a mordu l'oreille jusqu'au sang. C'était elle. La précédente, son grand amour. Il m'a fait rassembler mes affaires. J'avais dix-sept ans, et des glandes lacrymales trop bavardes qui, pourtant, n'éclaboussaient que moi.
Depuis, je prends toujours l'initiative avant l'autre. Mourir au combat, d'accord, à condition de m'asséner moi-même le dernier coup. Encore faudrait-il pouvoir parler de combat... Pas de passion prête à vriller, pas d'écume aux lèvres, pas de trace de poussière sur nos dents - le néant. On se regarde aveuglément en chiens de faïence, alors quelle importance s'il brise la glace à ma place ? Je touche à l'inédit, et peut-être devrais-je m'en réjouir, en un sens. D'habitude, les hommes se suivent et se ressemblent, tous ont pour point commun des avidités tacites à mon égard que je partage et devine dès le départ. Lui, non, c'est une énigme, et au diable ma soif de défis ! Je baisse les bras, je renonce à le comprendre. Son grain de beauté, j'aurais mieux fait de le voir comme un point final à apposer d'urgence au bout de la phrase laborieuse qu'on tâchait d'écrire ensemble mais dont nous ne voulions, ni lui, ni moi, être l'auteur.

Bientôt, le cul mal installé sur l'osier inhospitalier d'une chaise, je m'en prendrai plein la gueule pour avoir voulu goûter à la sienne. Il ne verra pas d'eau couler - tout se passera en secret au creux de mes cuisses. Le menton pointé vers lui, j'attendrai l'inoffensive sentence, m'efforçant de ne pas laisser transpirer mon plaisir. Il ne saisirait pas. C'est pourtant son métier, les zigzags entre la vie et d'autres sortes de vies. Se mettre en situation, s'habiller de masques qui collent à la peau, ça le connaît - par chance, moi aussi. Nul projecteur ne ceinture mon terrain de prédilection, aucun public ne m'acclame, et les seules planches que je foule sont celles de mon parquet, mais j'ai le premier rôle du matin jusqu'au soir, depuis plus de vingt ans. Le jeu ne m'exalte qu'au quotidien, en privé, anonymement. Face à une caméra, je perds tout crédit. En revanche, quand il s'agit de faire du cinéma en temps réel, là, j'excelle. D'où cette jubilation tordue à l'idée de partager l'affiche avec lui, tout à l'heure. Il débitera son texte, je simulerai les répliques d'usage. Au montage, n'oubliez pas d'incruster la voix-off d'un narrateur hilare : quelqu'un se devra de raconter à quel point, sous le fard, j'étais excitée. Excitée à la simple idée de me faire larguer, en y étant préparée.