Au bord de la nuit

Parfois, je crois l’apercevoir, blottie dans la foule, toute de noir vêtue. Une seconde seulement, le temps d’un flash : le soleil de sa peau comme surexposée lessive ma rétine, et puis, plus rien… Les corps continuent de danser, l’alcool opère au cœur de leurs veines changeant peu à peu de couleur ; des hanches sourient aux mains qui les rencontrent, et quelques nuques se laissent emporter par la pénombre - tout ce manège perdure mais elle n’est jamais là. J’ai tué des nuits entières à la rechercher, fouillant coins et recoins, à l’étage ou au rez-de-chaussée, en vain : les fauteuils n’ont toujours pas mordu dans le moelleux de son petit cul haut perché.
Dès que je passe le seuil, avide du premier verre pareil au premier amour, j’appréhende la déception à venir dont le goût enduit déjà ma bouche. Le bar semble hors d’atteinte, colonisé de part et d’autre, mais en tant qu’habituée, j’ai le chic pour m’immiscer l’air de rien jusqu’au serveur qui, à la longue, ne s’étonne même plus de me voir accoudée au comptoir : ma vodka surgit sans qu’il ne me soit nécessaire de prononcer le moindre mot. Gorgée après gorgée, le sol prend la tangente et se plaît à tanguer ; bientôt, je ne saurai plus distinguer la lumière de l’obscurité. Alors, je la verrai, éclipse vivante, pâle et brune, sa silhouette zébrant le miroir à ma droite comme un fantôme immortalisé sur un négatif. J’attends. Je sais que tu viendras, Anna, m’aveugler de ton ombre.

Décembre, l’an dernier. Des yeux de charbon, ardents, croisent les miens. Derrière la vitre du fumoir, le creux de deux fossettes s’esquisse et soudain, le monde s’écroule – elle m’a souri. Sa bouche me donne envie de baiser, de l’embrasser jusqu’à me bousiller en elle. La mienne a dû lui en dire autant puisqu’à peine sortie de son écrin de fumée, elle confisque mon cou entre ses paumes – j’avais l’impression de fixer le soleil en face, un soleil d’encre, frais – et se penche pour froisser mes lèvres prises de fièvre. Le souffle boiteux, du sang plein la tête en éclairs successifs, je lui demande son nom. Évidemment, elle ne répond pas.
Sa robe était comme cousue à sa chair, impossible à défaire à cause d’une fermeture bien décidée à résister - pire qu’une ceinture de chasteté. Ça la fait rire, moi ça m’énerve. Trop de tissus, trop de frontières à violer. Elle dit : calme-toi, et ses doigts s’y emploient à ma place, forçant le peu de pudeur qu’il me restait. Au diable les bruits de pas alentour, qu’importe si l’on nous surprend : auprès d’elle, rien ne m’effraie. Mon ventre est désormais le sien, habité par la marée de son bras, petit cygne sans tête féru de noyade. L’image lui plaît.
- Tu sais que personne ne meurt avant d’avoir avalé la tasse ?
Son visage, perpendiculaire à mon corps, cherche à me faire perdre pied.
Cette nuit-là, je n’ai pas su nager.

Il y a pire que le simple fait d’être éprise d’une personne : s’avérer amoureuse d’un instant.
Je la revois encore, allumant sa cigarette d’un geste las, au bord de la baignoire, le menton brillant et les paupières à demi closes…
- Mais tu n’as pas le droit de fumer ici !
- J’ai tous les droits. Et tous les travers, aussi.
La vie avait un goût d’insomnie. Je peinais à croire au matin alors qu’il faisait si noir.
Nous sommes sorties main dans la main. L’hiver creusait ses joues claires, mais moi, j’avais chaud comme en plein été. J’ai souri bêtement en regardant son taxi rétrécir au loin.
J’ignorais que, jamais plus, je ne la reverrai.

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Nouvelle parue dans le magazine Siamois (n°1).