L'écume des jours

Lorsqu’une gifle de sable, poussée par le vent, a piqué ses yeux, elle s’est allongée toute raide en geignant, paupières closes qu'elle frottait fort. Je l'observais silencieusement, obnubilé par ses doigts affairés sur la peau fine et froissée. Il aurait fallu lui dire d'arrêter, puis examiner chaque œil pour elle, voire, à l’instar d’Humbert Humbert, rouler le bout de ma langue contre le globe tendre de ma Lolita grimaçante.

Je n’en ai rien fait.

C'était un jour indécis, le soleil gémissait, tapi derrière les nuages - des nuages noirs mais fragiles, comme une dentelle déchiquetée. Je prédisais un orage, elle me soutenait que j'allais porter la poisse. Elle a dit quelque chose d'absurde et de joli, d’enfantin, elle a dit "c'est juste un ciel malpoli, voilà tout".

Je le sentais plutôt en colère.


Avec le recul, il me semble que le moment s’avérait bien choisi. Les flots métalliques et crénelés d'écume, cette pluie de grains dans l’air à peine salé, et nous, deux anomalies assises sur des serviettes qu'on ne mouillerait jamais, puisqu'il n'y aurait pas de baignade.

À plusieurs reprises, histoire de meubler la conversation - je ne pouvais pas la demander en mariage, c'était déjà fait et c'était même ça, le problème - je lui ai suggéré de rentrer se couvrir davantage. Malgré leur couleur congelée, ses longues jambes nues restaient imperméables au froid ; le ridicule de la situation m’enjoignait néanmoins à ne reculer devant aucune tentative susceptible de nous tirer d’affaire. Pour toute réponse, elle s’est contentée de me regarder sans me voir. Dialogue de sourds, comme toujours.

Je crevais d’ennui, vanné par le vide, privé d’une vue valable. Elle n'avait plus de sable dans les yeux, plus de vent dans les cheveux, alors, à quoi bon ? Rien ne comblait l'horizon. Si elle avait cédé quand, excédé, je lui ai dit "allez, on s'en va", si au lieu de m’allouer un ersatz de sourire en hochant la tête de droite à gauche, les doigts injectés dans l'onctuosité du sol, le doré de son alliance tout sali à son annulaire - triste métaphore de notre amour - je n'aurais pas eu le réflexe de la frapper.

La claque a bondi et aussitôt je me suis senti mieux, beaucoup mieux, comme neuf. Mes doigts venaient de recomposer sur sa joue la chaleur de l’été évanoui. Elle a eu un petit cri de gosse bafouée, un truc aigu et laid craché par sa gorge. J’ai cru qu’elle allait me mordre en retour – j’en rêvais. Le blanc de son œil, irrité, m’induisait en erreur. Là où je voulais deviner une guerre, une riposte, du sanglant à venir, des abcès prêts à crever, germait seulement le plus banal des chagrins. Tant pis, je ne regrettais pas mon geste : j’étais redevenu amoureux, l’espace d’une seconde. Ça valait le coup – aussi violent fut-il.

Au bord de l'explosion, les larmes perlant à contrecœur - et lorsqu'elle pleure, ce n'est jamais à moitié - elle a pris son attirail, m'a adressé un dernier regard de victime, avant de détaler, un peu gauche, un peu ridicule, pas moins émouvante. Il avait suffi d'une gifle pour me rendre heureux. J'en riais, fou, encore sonné, les pieds sanglés par l'eau froide. C'était finalement simple, le mariage.

Je repensais à ses jambes, maigres et pâles sous sa robe, insensibles à l’hiver comme aux caresses. J'avais failli lui hurler de ralentir son galop, de faire attention, me figurant deux bâtonnets de bois en train de se briser en un craquement sec, au bout de leur course. Ces mêmes jambes s'étaient enroulées autour de mon bassin, avec une excitation jamais renouvelée, le soir de notre nuit de noces. Des jambes bien ordinaires, tordues en X, mais que j'avais aimées, puis épousées. Et ce soir, pensais-je tandis qu’elles s’éloignaient, je leur demanderai le divorce, je les forcerai à décamper définitivement.


Après une heure d’errance sur cette plage que j’avais tant voulu quitter, je découvrais ma chambre d’hôtel changée, remodelée. Les piles de vêtements sages, soigneusement pliés, n’appartenaient plus au décor. À croire que mon souhait s’était exaucé de lui-même : elle avait continué de courir, depuis le rivage jusqu’au premier train.

Mais en croisant un tampon imbibé de son sang, encore mou et tiède, orphelin dans la poubelle vide de la salle de bains, j’ai craqué, tombant à genoux devant cet ultime témoignage d'une vie conjugale désormais terminée. Il m'était impossible de savoir si je pleurais de joie, ou si ce liquide à demi séché - déjà mort et pourtant d'un rouge insolent - me redonnait l'envie de l'embrasser entre les cuisses, la nuit, quand elle se laissait faire sans conviction, presque plus malpolie qu’un ciel de pluie.



("Le coeur à genoux" - Stéphane Million Éditeur.)