Suc(r)e

Le thé, serpent léger, rampe à plat ventre dans sa gorge. En face, un homme, tout autant caché par son journal qu'elle l'est par sa tasse. Il ne la regarde pas. Jamais. Seuls les mots le captivent, l'avivent, l'attisent. Sourcils froncés, il les parcourt sans ménagement, comme un conquistador sur une terre à spolier. Parfois, même, on peut deviner un ersatz de sourire sur ses lèvres. Mais c'est très fugace.

Lorsqu'elle se lève finalement, ses intentions demeurent encore vagues. Elle hésite à l'aborder - une phrase banale, pourvu qu'elle soit prononcée la voix moite et les yeux mi-clos, suffirait pourtant à entamer la conversation. Sauf qu'au dernier moment, ses jambes gainées de noir partent vers la gauche, plutôt que de se croiser sur une chaise près de lui.


Aux toilettes, le miroir s'entiche d'elle. Ou peut-être est-ce l'inverse ? Le reflet reste là, ancré, happé, car elle réfléchit dans le vide à un moyen d'approche, quand lui réfléchit son image qui, à elle seule, en constitue déjà un.

Alors, elle retourne s'asseoir à sa place. Lui n'y est plus. Toutefois, le journal, en éventail, trône sur le bois d'un air narquois. Il n'a pas pu partir sans. Impossible. Pas avant qu'elle ne lui ait adressé la parole. Pas avant de l'avoir vulnérabilisé d'un regard.

Au sommet de son trouble, elle ose s'inviter à la table désertée. Il a bu du café. Ça fait de drôles de moustaches ocres, au fond de la porcelaine. Elle cherche un résidu sur le rebord, l'impression de sa bouche, comme un baiser errant qu'il faudrait récupérer - voler, même - au plus vite. Elle scrute, en s'asphyxiant de désir.

Coincé sous la tasse, un sachet chétif, déchiré entre le C et le R. SUC - RE. Sans savoir pourquoi, elle rompt le plus petit morceau entre ses doigts, séparant ainsi les deux dernières lettres.

SUC - R - E.

Dans son dos, il apparaît à pas de loup voyou, les mains fraîchement lavées. Elles ont cette odeur caractéristique, chimique, détestable et néanmoins tendre, des savons liquides bas de gamme. Il ne serait pas parti sans son journal, elle le savait.

Penché au-dessus d'elle, bras sur ces épaules étrangères, menton sur le crâne plein de pensées fauves et confuses, il s'approprie avec une délicatesse atrocement sensuelle les bouts de papier scindés, avant d'inverser le R et le E.

SUC - E - R.


- Aux toilettes, dit-il à voix basse.



("Le coeur à genoux" - Stéphane Million Éditeur.)