À tombeau ouvert

Je lui ai demandé si elle se sentait à la hauteur de mes attentes, sa main s'est contentée de jouer les serres laquées en arrachant la liasse de billets soumise dans la mienne. Ça suffisait, comme réponse - peut-être même qu'aucun acquiescement n'aurait su se montrer aussi efficace ; là, ce geste sec, définitif, parlait de lui-même et en disait long sur l'acier trempé au fond duquel baignaient ses nerfs.
À coup sûr, je l'avais bien choisie.
Tout ce que j'exigeais d'elle, c'était de quoi écrire. Ma vie parfaitement ouatée m'empêchait d'étriper le quotidien ; à l'abri du risque comme de la moindre adrénaline, j'ignorais où fouiller pour retrouver le goût des pages délivrées - ou, du moins, j'avais peur de chercher... Et je l'ai trouvée, elle, mon contraire : joli négatif prêt à mourir pour un frisson, allergique à l'impossible, presque obscène par son absence de limites. À la fois bouclier et vecteur idéal. Il me la fallait, quitte à y mettre le prix.
On paie bien des gens comme vous et moi en échange d'une comédie ou d'un drame, composés sur commande, sous de la lumière artificielle et des applaudissements dénués de sens. On paie bien des femmes banales, mères de famille respectables à leurs heures perdues, contre un semblant de plaisir toujours trop court. Oui, on en paie du mensonge, de jour comme de nuit, en douce, en permanence, alors, payer quelqu'un d'autre pour vivre à ma place, pourquoi pas ?
J'ai cru qu'elle allait me rire au nez avec son inébranlable petit air de garce ou imprimer son refus en décalcomanie sur ma joue ; je pensais qu'elle me ferait répéter, incrédule, voire qu'elle me taxerait d'écrivain raté juste bon pour l'asile, mais non : ma proposition à peine crachée, elle a souri, simplement, comme personne ne m'avait jamais souri. C'était gagné.
Ce jour-là, nous n'avons rien convenu de précis. Aucune idée ne me tiraillait, et j'avais préféré la laisser improviser son rôle, modeler la vie de son choix, à condition de me l'offrir en pâture contre d'indécentes sommes. Qu'importe si elle se barrait avec mon fric, tant pis si elle finissait par me baiser bien profond, je ne voulais plus me cloîtrer derrière ma kyrielle de craintes, il était temps de tenter le diable. Son sourire avait déjà un goût d'au-delà et de gloires malvenues - j'étais plus à ça près.

***

Semaine après semaine, elle revenait avec des histoires qui, si elles n'avaient pas été racontées aussi ardemment - dans une sorte de fièvre froide, pourtant chargée de détails encore électriques - m'auraient parues exagérées, voire simulées de point en point. J'étais obligé de la croire, chaque mot sonnait juste et jamais elle ne se contredisait. Alors, je couchais ses dires sur le papier, tour à tour mal à l'aise, hilare, fasciné, inquiet, attendri, excité - mais toujours terriblement envieux. Je l'admirais d'évoluer sans joug, sans retenue. Cette existence par procuration me nourrissait si fort qu'il m'arrivait parfois de sombrer dans une nostalgie prématurée en l'écoutant me narrer un désordre inédit ; sa voix brune jouait les intraveineuses et me mordait doucement l'âme. Déjà, je commençais à redouter l'instant où tout prendrait fin.
Elle était belle, de ce genre de beauté qui empire à chaque tabou brisé - tabous dont elle collectionnait ostensiblement les éclats pour les porter en guise de parures : marques bigarrées au creux du cou, cernes de nuits blanchies, bouche rubéfiée, courbatures l'obligeant à marcher ou à aiguiser ses gestes de façon différente - une vraie femme fatale, un subtil alliage de fatigue et de faim. Au fur et à mesure, j'avais même appris à aimer le rictus de détraquée cousu juste au-dessus de son menton pâle. Je m'y étais fait, à ce fameux sourire d'outre-tombe, je n'en voyais plus vraiment le danger - à tort. Mais, ça, sur le moment, impossible de le prévoir, évidemment.
J'avais beau la payer une petite fortune - sans compter nos dîners hebdomadaires où je mendiais ses récits - ma démarche restait vaine : elle me donnait la chair, juteuse à souhait, certes, mais sans le squelette. Il manquait une trame à mon livre. Pourtant, sous l'effet de nos rendez-vous, je m'animais à gribouiller dans mes carnets, j'en allais jusqu'à perdre la notion du temps, réalisant, un peu désolé après coup, qu'à force de parler, nos plats refroidissaient ou qu'il se faisait tard. Égale à elle-même, elle déployait son éternel sourire neutre, comme un grand fauve montre ses dents. Je prenais cette patience suspecte pour la tenue de soirée de sa cupidité - les femmes de son envergure n'habillent jamais en haillons pareils sentiments. En réalité, je la sous-estimais : c'était bien plus ambitieux.

À la longue, il est devenu clair que mes notes ne mèneraient nulle part : elles se délavaient graduellement en application, ma rigueur de départ s'étiolait page après page, et si le contenu n'en demeurait pas moins troublant, moi, de mon côté, j'échouais à le retranscrire avec autant d'aisance qu'au commencement. Question d'objectivité : lorsqu'elle n'était qu'un instrument, je ne peinais pas à boire ses paroles, ça coulait tout doux au-dedans et j'en redemandais comme un môme réclame son rab de sirop contre la toux à l'heure du coucher. Mais il a fallu que j'avale de travers - quelque chose a cherché à bloquer le passage dans ma gorge.
Quand elle me parlait, ces derniers temps, je ne l'écoutais plus tout à fait : je la regardais raconter, plutôt, mon stylo ronflant sur des feuillets indemnes. Non pas que ses excès perdaient en intérêt - au contraire, j'en raffolais, je ne vivais même que pour l'imaginer enduite de situations nauséeuses, et c'était bien là, le problème - seulement maintenant, il ne me suffisait plus d'en être témoin, j'aspirais à y prendre part. Du jour au lendemain, abandonner ma place à d'autres m'a semblé aussi intolérable que stupide, je me suis mis à maudire ces foutus seconds rôles gravitant autour d'elle lorsque j'aurais pu, au lieu de ça, m'allouer d'office leurs répliques et vivre à ses côtés dans cette vraie fausse réalité née de mon caprice.
Comment écrire un roman digne de ce nom en se barricadant derrière un pauvre statut de narrateur ? Il faut frayer avec les personnages, leur donner corps quitte à ce qu'ils vous le volent un peu, se livrer de plein gré, ne plus distinguer la frontière entre littérature et vérité. Qui peut parler du feu sans s'être jamais brûlé ?
Je lui ai posé la question, elle m'a arraché un baiser.
À coup sûr, je l'avais bien choisie, oui.

Tout est allé si vite : l'hôtel, l'ascenseur, le moelleux du lit trop large, la vodka exhumée de sa besace en cuir, son rire polaire comme désespéré, et l'ivresse de mes mains qui reprenaient forme humaine en la déshabillant d'un trait. À chaque bouton d'ôté, une gorgée. Sa salive chargée grisait davantage que l'alcool lui-même, je préférais boire directement à sa bouche, lui laissant la bouteille déjà presque vide. Elle a desserré les genoux quand je lui ai fait cet aveu et m'a murmuré, le regard pourtant inaccessible : en bas, c'est encore pire...
M'est alors revenue une phrase notée parmi d'autres lors de notre seconde rencontre, tandis qu'elle me dépeignait ses frasques toutes fraîches avec une curieuse désinvolture : j'ouvre facilement les cuisses pour éviter d'ouvrir mon coeur. Ce souvenir-là, écrasé sous une pile d'autres souvenirs, a gueulé fort dans mon crâne au moment exact où, la langue rendue pâteuse par l'action conjuguée du désir et de la gnôle, je confirmais ses dires : en bas, c'était encore pire, et facile à ouvrir.
- Et ici, dis-moi, c'est comment ?
J'avais mis le doigt au mauvais endroit à en croire sa moue. Mon index appuyait sur son téton gauche comme sur le bouton d'une sonnette, mais derrière la porte, les bruits de pas ne se pressaient guère... Inutile d'insister : seules ses lèvres m'ont invité à entrer. J'étais le bienvenu partout - absolument partout - sauf dans sa véritable vie. Est-ce une pute ou une actrice que j'ai baisé cette nuit-là ? Les deux, peut-être.
De l'autre côté du lit, sa respiration cadençait mon insomnie, et moi, je haïssais cette chair de ne se donner qu'à l'horizontal, lorsqu'au contraire, j'aurais dû m'en réjouir. N'importe quel homme sombrerait dans une épaisse léthargie bienheureuse après pareille étreinte, alors pourquoi m'entêtais-je à questionner son souffle trop régulier pour être vrai ? Face à face, chacun sur un flanc, nous devions ressembler à deux amants repus - elle, les yeux clos, moi, billes grandes ouvertes car, hélas, j'étais loin d'être rassasié, une certaine fringale me bouffait les nerfs. Malgré l'obscurité, je croyais voir ses paupières tricher de temps en temps, je me surprenais à les surveiller, certain de pouvoir les choper sur le vif.
Impossible de mentir dès qu'intervient le sommeil. J'ai vu bien des gens endormis, épongés par leur coma nocturne, pris au piège de la lente inconscience, et tous sont redevenus vierges, sans défense, mous et innocents. Mais elle, rien ne l'ébranlait. Ses traits morguaient la gravité, figés à l'identique : pas de babines un peu lâches ni de joue imprécise, pas de sourcils en hamac ni de fard émietté entre ses cils. Parfaite, dramatiquement parfaite. Une divine imposture.

***

- Les hommes tombent tous amoureux de moi, tu n'es pas le premier, tu ne seras pas le dernier. L'ennui, c'est qu'ils se relèvent vite - très vite - et ce sera aussi ton cas, rassure-toi.
Je venais de me trahir. Peu à peu, une gerbe de sentiments moites avait pris racine autour de mes mots, et les bourgeons, en retrait jusque là, arboraient désormais leurs têtes d'épingles rougeâtres. J'aurais dû me souvenir qu'elle détestait les fleurs au lieu d'entretenir si longtemps mon jardin secret, maintenant dévasté, tout foulé à coups de hauts talons dédaigneux. Autant le reconvertir en cimetière. L'idée lui plaisait, évidemment.
Le lendemain, l'âme en deuil, j'ai attendu qu'elle s'en aille pour dédier mes brouillons à la cheminée ; quelque part, c'était humiliant de regarder les pages blanches se noircir autrement que par de l'encre. À son retour, elle m'a demandé ce qui sentait si bon, et j'ai haussé les épaules.
- Ta paie, probablement.
Mes économies rêvassaient sur la table comme une partie de Lego en cours. Quarante-deux années disposées là en un amas inestimable que je m'apprêtais néanmoins à troquer contre une folle mascarade. Je jouais gros ; j'y avais pris goût à son contact, c'était devenu une habitude. Restait à savoir si elle endosserait un quotidien de carton pâte où seul l'argent présiderait. Il ne s'agissait plus d'alimenter mon livre en tranches de vie puisqu'il appartenait au passé, mais de mener mon existence à l'instar d'un roman : j'écrirais un présent à ma mesure si elle acceptait d'y tenir le rôle principal.
Elle n'était pas sûre de comprendre, j'ai donc résumé mon offre par un écrin de velours et une phrase lourde de conséquences :
- Épouse-moi jusqu'au dernier sou.

Une syllabe, soit trois lettres, deux consonnes, une voyelle : non. Relève-toi, m'a-t-elle dit, et je me suis rêvé en étoile de mer, le dos aimanté au sol, incapable de me mettre debout, définitivement tombé raide dingue d'elle ; mais je n'étais qu'un grotesque pantin à genoux, la main crispée autour d'une bague dont elle ne voulait pas. Alors, j'ai fini par me relever, et je l'ai cognée. Fort, de plus en plus fort.
Feindre de m'aimer s'avérait au-delà de ses principes quand pourtant, des mois durant, elle s'allongeait de bonne grâce auprès de moi, la peau à température égale, impénétrable même une fois pénétrée. Pas une nuit n'a fait place au jour sans que je ne m'interroge sur ses motivations : était-ce l'appel du défi qui la poussait dans mon lit, un quelconque intérêt envers ma cause littéraire, ou de graves tendances vénales ? Au fond, son dessein larvé ne flirtait en rien avec mes hypothèses, il trouvait plutôt écho dans la verdeur de mes poings qui, au propre comme au (dé)figuré, frappaient juste.
En heurtant son sein, j'ai entendu des bonds : ça sautait de joie derrière la porte, on y donnait une ultime fête mais, faute de clé, c'est la pointe d'un couteau que j'ai inséré.
Lorsqu'elle m'a dit tout bas et les yeux ailleurs qu'elle m'avait choisi, et non l'inverse, j'ai enfin compris. Pas avant cet instant-là, pas avant d'avoir ouvert son coeur aussi rouge et collant que l'intérieur de ses cuisses, pas avant qu'elle ne m'en remercie.

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(Bordel n°10 : "Imposteur", Stéphane Million Éditeur.)