Les lits fauves

Toute ton enfance finira dans de la mousse. Ma mère me répétait souvent cette phrase sans que je n'en saisisse le sens exact. Moi, je m'imaginais les bras ballants de chaque côté de la baignoire pleine d'un nuage malléable, passant de l'état de gamine transparente à celui de femme fatale en un clin d'oeil. Alors, je versais des doses pas croyables de gel moussant, je gaspillais l'eau à tout va, trempée que j'étais du matin au soir dans mon désir d'en finir avec ces os trop durs pour ma peau. La mousse, ça m'arrangeait, du coup. Ma maigreur disparaissait sous des volumes parfumés, et aux aguets, j'attendais de voir la chair s'épanouir jusqu'à venir déborder et trouer la dentelle qui servirait alors de suaire à l'âge ingrat dont on m'avait si longtemps parée.

La première fois, je n'ai pas réalisé ; les draps étaient d'un blanc suspect, mais j'ai ouvert les bras et le reste, enfin prête. Un lambeau de moins, trois taches de sang - tu parles d'une métamorphose... J’avais toujours quinze ans et un corps certes fraîchement utilisé, mais inchangé. En rentrant, instinctivement, je me suis baignée. Pour moi, c'était une évidence : cette saloperie d'enfance, je me devais de la noyer. Quelques bulles d'agonie à la surface, et puis l’écume emporterait mon passé pour s'écouler à travers le trou noir au milieu de la faïence, exactement comme elle l'avait fait en moi ce jour-là.

Mais la mousse n'est pas la même lorsqu'on mouille dans des lits fauves. Elle pousse en dessous au lieu de flotter et ça racle le dos pendant l'amour - surtout s’il n'y en a pas. Plus tu baises, plus tu la sens qui s'enracine. J'y ai pris goût très vite ; les hommes se suivaient et se ressemblaient, je léchais leur souffle amer, j'inhalais salives et sueurs, devenue peu à peu comme poreuse, avide d’une nouvelle oxygène. Mon enfance s’est perdue doucement dans d'épaisses forêts, et c’est pas plus mal de la savoir endormie là-bas, à l'état sauvage, plutôt qu'au bord d’un siphon borgne ou contre un oreiller aseptisé, lieux lointains en lesquels je me suis trop souvent désolée.


(Texte illustrant la série de photos "You was there" d'Hubert Marot dans le premier numéro de Raise Magazine - p.50.)